Le Maroc inconnu (extraits) – II-06 Ktama

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Extraits du second tome du Maroc inconnu d’Auguste Mouliéras : Exploration des Djebala (Maroc septentrional), « Tribu de Ktama ».


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Tribu de KTAMA

كـــتــامــة
(discrétion) (A)[1]

————



[…]

Découverte d’une Mine d’argent


[…]

Une fois, en allant à un enterrement au village d’El-K’elaâ, le derviche avait quitté le hameau des Beni-Îsi avec une cinquantaine de clercs, invités comme lui à psalmodier des versets du Coran sur la dépouille mortelle d’un illustre personnage qu’El-K’elaâ venait de perdre. Le chemin, long, dangereux, suivait le flanc de montagnes abruptes, couvertes de grands arbres. À trois cents pieds plus bas, presque à pic, coulait un ruisseau, l’Ouad Beni-Îsi, dont on apercevait par moments l’onde tourmentée, écumeuse, à travers le feuillage des arbres bordant les deux rives. À un coude brusque du sentier, l’explorateur eut la surprise de se trouver tout à coup devant une éblouissante muraille métallique qui dressait jusqu’au ciel ses longs tubes d’argent, orgue colossal, splendide, dont la vue fascina le vagabond. Il marchait maintenant, le nez en l’air, sans plus se préoccuper des abîmes.

— Fais donc attention ! cria un t’aleb placé derrière lui. Tu vas te casser les reins ! Plus d’un étranger, hypnotisé par ces tuyaux d’argent, est allé s’écraser au fond du gouffre.

Puis, se rapprochant de Moh’ammed, à voix basse, il ajouta :

— Patience ! nous arriverons bientôt à un endroit où le minerai abonde. Laissons les autres prendre les devants.


[…]

Le lendemain, le derviche se cacha, laissa partir ses camarades. Il voulait explorer sans témoins les mines d’argent du Djebel El-K’rouda, de l’effrayante Montagne des Singes. Vingt-quatre heures après, il se mettait en route, tout seul, une petite badine à la main, dissimulant sous sa djellaba un gourdin énorme destiné à démolir les bas tuyaux de l’orgue éblouissant dont son condisciple lui avait révélé l’existence. Il allait au Nord, sans se presser, caressant l’espoir de rester plusieurs jours à flâner à travers la contrée. Les pâtres lui offriraient bien l’hospitalité dans leurs cabanes de feuillage. De son côté, il paierait son écot avec son or habituel, le talisman magique, si recherché par toutes ces populations superstitieuses.

Les vachers accueillirent le gueux comme un frère, le bourrèrent de glands, de pain d’orge, d’arbouses, lui conseillant de rester avec eux, de ne pas se hasarder seul dans les gorges du Djebel El-K’rouda. Un beau matin, il partit néanmoins à la pointe du jour, disant à ses amis qu’il reviendrait dans la soirée. On le regarda s’éloigner. Sa maigre silhouette, n’étant plus qu’un point blanc dans la forêt, allait disparaître au tournant du sentier, lorsque les pâtres, tous à la fois, d’une voix tonnante, lui crièrent un dernier salut, un formidable Allah iéhdik (que Dieu te conduise !) Il se retourna, leur envoya un baiser du bout des doigts, à la mode marocaine, et il disparut à leurs yeux, leur laissant la douce persuasion qu’un saint avait daigné s’asseoir à leur modeste foyer.

Maintenant il se retrouvait seul dans l’immense et sombre forêt qu’il avait parcourue naguère avec la joyeuse bande de ses condisciples. Malgré son incontestable intrépidité, son cœur battait plus vite qu’à l’ordinaire en présence du fouillis inextricable des chaînons, des gorges et des pics de cette région tourmentée. Il alla tout droit à la mine, s’exténua dans un travail opiniâtre, frappant avec son bâton, lançant des pavés contre les parois d’argent de la muraille métallique. L’ombre, tombant des hautes cimes, lui fit comprendre qu’il était temps de partir. Le Djebel El-K’rouda est si peu rassurant, la contrée si sauvage, si montagneuse, qu’il jugea prudent de ne pas s’y attarder davantage.

Ce fut avec une joie sans mélange qu’il revit, à la tombée de la nuit, la mosquée des Beni-Îsi où il était hébergé avec les autres étudiants étrangers. Il avait rapporté de son excursion quelques minerais d’argent habilement dissimulés sous ses vêtements. Il lui fallait à présent un collaborateur, un aide intelligent, discret, sur lequel il pourrait absolument compter. Il le trouva dans la personne d’un jeune élève studieux, dont il se fit séance tenante le précepteur. Il eut ses entrées chez le père de l’enfant, un brave homme de Ktamien, très indifférent à tout ce qui ne se rapportait pas à son métier de bûcheron, ne se souciant même pas de savoir ce que faisaient son fils et son mentor dans la chambrette qu’il avait mise à leur disposition.

Ce fut alors que Moh’ammed alluma ses fourneaux, se livra à une cuisine diabolique dans le but d’obtenir de l’argent pur. Le Ktamien, mis au courant par son fils du travail fait en commun, s’offrir d’aller vendre à Gibraltar les fragments d’argent péniblement arrachés aux minerais de la Montagne des Singes. Il en emporta une charge assez lourde. À son retour, il étala 150 douros espagnols (750 francs) sous les yeux du derviche, lui déclarant qu’un pareil voyage, à travers tant de dangers, méritait une certaine récompense. Le vagabond, en prince généreux, accorda tout ce qu’on lui demandait : une mule, deux taureaux, cinquante moudd (mesure) de raisin sec. Il ne prit rien pour lui, se contentant des deux mois de continuelle bombance qu’il fit dans la maison de son hôte, devenu son admirateur et son ami. Comme les douros espagnols touchaient à leur fin, le vieux bûcheron autorisa l’explorateur à emmener son fils dans le Rif. Aussi bien, Moh’ammed, emporté par ses besoins incessants de déplacement, ne pouvait plus tenir en place. Il parlait à chaque instant de son désir de quitter le village des Beni-Îsi, de s’éloigner de la tribu de Ktama, de piquer une tête dans les régions rifaines, dont le voisinage l’attirait, le fascinait de plus en plus.

Par une belle après-midi ensoleillée, le maître et l’écolier, munis de leurs planchettes, se mirent en route, se dirigeant sur Tar’zouth. La nuit les surprit à l’entrée du petit hameau d’El-Âdoua. À la mosquée, où ils allèrent demander l’hospitalité, ils furent accueillis avec une vive curiosité, le Ktamien surtout, dont le visage imberbe fut de suite remarqué. Après le repas du soir, c’est-à-dire vers neuf heures, les étudiants, dévorant des yeux le jeune compagnon de l’explorateur, déclarèrent qu’en l’absence de l’instituteur, qui était en voyage, on allait donner une petite soirée musicale et dansante, histoire de s’amuser un peu. L’orchestre, composé d’un théorbe à deux cordes et d’un violon, préluda par l’air le plus érotique de son répertoire. On présenta à l’éphèbe un tambourin en l’invitant à danser. C’était lui indiquer clairement qu’après le bal on lui ferait subir les derniers outrages, qu’on l’enlèverait pour toujours à son mentor. Mais lui, très fort en khank’at’ira (prestidigitation), fit le brave, refusa de danser, lança le tambourin au fond de la salle, en criant :

— Au large ! Sinon, je fais tomber l’école sur vos têtes !

Un éclat de rire universel salua cette fanfaronnade. Certains étudiants, se croyant pleins d’esprit, vinrent roucouler près de l’enfant, l’accablant d’insipides madrigaux, d’allusions abjectes.

— Délices des cœurs, ton exquise beauté fera sans doute ce miracle ? Va, ne te gêne pas, détruis tout !

Déjà, des mains s’avançaient pour le saisir. Il fallait se hâter.

— Vite, la khencha ! (sac en cuir de l’écolier marocain خنشة), dit le giton au derviche.

Quand il l’eut, il en tira une petite boîte pleine de poussière noire, ordonna à son précepteur de lui apporter encore du berriou (crottin de chèvre). Moh’ammed n’eut qu’à aller sur le pas de la porte pour en trouver. Le crottin fut mis dans un panier rond de palmier nain, et le mignon, plongeant tour à tour ses doigts dans la poudre noire et dans le panier, annonça, au bout de quelques minutes, la complète métamorphose du crottin en raisins secs. On distribua ces fruits à la ronde, et les t’aleb, nullement dégoûtés, les croquèrent sans retard, de peur de les voir revenir à leur forme primitive.

— Et maintenant le bouquet ! cria le jeune prestidigitateur.

Prenant une botte d’alfa, il en coupa les tiges, qui se transformèrent immédiatement en allumettes. C’en était assez pour ébranler le moral vacillant des spectateurs dont les ignobles désirs firent subitement place à la crainte.

— Sois le bienvenu, toi et ton compagnon, dirent-ils au jeune homme.

Quand ils furent seuls dans la cellule qu’on avait mise à leur disposition, l’éphèbe, très fier de sa victoire, dit à son précepteur :

— Comment trouves-tu mes tours ?

— Magnifiques ! magnifiques ! (mezian ! mezian !) bredouilla le derviche, déjà couché et à moitié assoupi.

Le lendemain matin, les vives instances des étudiants, suppliant Moh’ammed de s’établir dans le village, lui firent comprendre que l’enlèvement de son élève et sa propre mort, au besoin, n’étaient que partie remise. Il affirma néanmoins qu’il resterait, se disant captivé par les charmes incomparables du hameau pittoresque d’El-Âdoua. Dans l’après-midi, profitant du moment où tous les écoliers vociféraient leurs leçons à l’école, il s’enfuit avec son compagnon, courut jusqu’à l’Ouad Tar’zouth, et il arriva le même jour au bourg d’El-K’alaâ. Il était dans le Rif.


[…]

Notice historique sur Ktama


[…]

J’ai lu dans Edrissi[2] que les Ktamiens de la province de Constantine avaient l’abominable coutume de livrer leurs enfants mâles à la bestialité de leurs hôtes.


[…]



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Exploration du Rif
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Tribu de Ktama Tribu de Cenhadja-t-R’eddou
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   · Tribu des Beni-Mençour (R’mara) Tribu de Ahal-Srif
   · Tribu des Beni-bou-Zra (R’mara) Tribu de Set’t’a
   · Tribu des Beni-Grir (R’mara) Tribu de Lékhlout’
   · Tribu des Beni-Smih’ (R’mara) Tribu d’El-R’arbiya
   · Tribu des Beni-Rzin (R’mara) Tribu des Beni-Mçoouer
   · Tribu des Beni-Zedjjel (R’mara) Tribu d’El-Fah’aç
   · Tribu des Beni-Khaled (R’mara) Tribu d’Endjra
Tribu de El-Branès Tribu du H’ouz-Tit’t’aouin
Tribu des Oulad-Bekkar Tribus de Ouad’ras et du Djebel-el-H’abib
Tribu de Mernisa Tribu des Beni-Gourfet’
Tribu des Beni-Ouandjel Tribu de R’zaoua
Tribus des Beni-bou-Chibeth, des Oulad-bou-Slama et des Beni-Ah’med Tribus des Beni-H’assan et des Beni-Léït
Tribu de Fennasa Tribu des Beni-Ouriaguel
Tribu des Beni-Oulid Tribu des Beni-Ah’med Es-Sourrak’
Tribu de Mthioua Les Djebala vus à vol d’oiseau

Source

  • Le Maroc inconnu : étude géographique et sociologique. Deuxième partie, Exploration des Djebala (Maroc septentrional) : avec une carte inédite de cette province au 1/250.000 / Auguste Mouliéras. – Paris : Augustin Challamel, 1899 (Oran : Impr. D. Heintz, 3 mars 1899). – VIII-814 p. : carte ; in-8.
    « Tribu de Ktama », p. 98, 102-105, 112.

Articles connexes

Notes et références

  1. Arabe.
  2. Al-Idrîsî (ou encore Charif Al Idrissi), né Sebta vers 1100, mort sans doute en Sicile vers 1165, est un géographe et botaniste, auteur d’un ouvrage de géographie descriptive intitulé Kitâb nuzhat al-mushtâq « Livre de divertissement pour celui qui désire parcourir le monde », dit aussi Kitâb Rujâr « Le livre de Roger », rédigé à la demande de Roger II de Sicile.