Lettres de Tony Duvert à Michel Guy et Jérôme Lindon

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Texte précédent : Lettre à Bernard Duvert

En 1987 Tony Duvert fit une démarche auprès du ministère des affaires étrangères afin d'obtenir une subvention pour partir écrire au et sur le Maroc. Voici deux lettres qui concernent ce dossier, archivées à la BNF.
La première est adressée à Michel Guy, ex-ministre de la culture, et à l’époque de cette lettre « président de la Villa Médicis hors les murs » au ministère des Affaires étrangères.
La seconde est adressée à son éditeur Jérôme Lindon.

Ces lettres ont été reprises dans Retour à Duvert (2015) de Gilles Sebhan.


Tours, lundi de pâques[1] 1987.

À Michel Guy.

Monsieur le Ministre,


Mon éditeur, M. Jérôme Lindon, a bien voulu m’indiquer que vous aviez envisagé — dans le cadre de la mission que vous accomplissez pour la culture française en ce qu’elle a de plus créatif — d’aider quelques écrivains à réussir un projet personnel qui dépendrait absolument d’un séjour à l’étranger.

Cette idée m’a, bien sûr, séduit. Malheureusement, je ne suis peut-être pas un écrivain au meilleur sens du mot : et le seul pays qui m’intéresserait n’est pas très « étranger » non plus.

C’est le Maroc, où j’ai vécu deux ans (à Marrakech et dans sa médina), voici maintenant douze ans. Ma pauvreté m’a empêché d’y revenir. Dommage : tous les grands écrivains marocains sont berbères, marrakchi, francophones. Et publiés en France.

Mon sentiment reste dans ce pays frère, et je suis, dans tout mon travail, avec eux, comme ils sont avec nous. Votre projet me donne l’espoir que — si vous voyez en moi un francophone crédible — ce lien culturel inestimable puisse être renoué. Comme nous sommes de pauvres gens, les plus unis et les plus séparés, les plus riches de ce qui ne se vend pas, les plus pauvres de tout le reste. Mais ce n’est pas décent à dire. Pardonnez-m’en.

J’achève cette année un livre de très longue haleine, commencé en 1979. Entreprendre — par exemple, vers janvier 88 (l’hiver marrakchi est bouleversant de beauté) — mon nouveau travail à Marrakech me semblerait un cadeau des Mille et une Nuits.

Êtes-vous le génie qui réalise les vœux ? Je n’en doute pas : mais il y a trop de vœux pour trop peu de génies.


Bien sincèrement à vous.

Tony Duvert

29 rue Bretonneau
37000 Tours



* * *



Tours, le 30 avril 1987

Cher Jérôme Lindon,

Je m’empresse de vous rassurer au sujet de la vieille rumeur dont vous faites état. Je sais qu’elle a effectivement couru dans un certain Paris, en 1976. Elle était sans fondement.

Mais autant être précis, afin d’aider M. ***[2]— à qui je vous serai très obligé de communiquer cette lettre — à évaluer la situation.

J’ai quitté le Maroc le 7 décembre 1975 de mon plein gré et de ma seule initiative. Je voulais faire à Paris un séjour de deux ou trois mois, avant de rentrer à Marrakech, où j’étais régulièrement domicilié. Le Consulat français m’avait enregistré comme résident, et les autorités marocaines — toutes enquêtes effectuées — m’avaient accordé une carte de séjour jusqu’en juillet 76.

Vous vous rappelez peut-être que je venais d’achever, et de vous adresser par la poste, en plusieurs fois, le manuscrit de Journal d’un innocent. J’avais décidé de venir en France pour en corriger les épreuves et être présent à la sortie du livre si c’était possible. Je désirais aussi —  après une longue absence — revoir mes amis parisiens et goûter un peu l’air de France. Je n’ai donc été ni expulsé ni menacé ni pressé d’aucune façon ; mes rares contacts avec les autorités marocaines étaient excellents.

Et pour cause.

Car j’étais le plus sage des résidents. Je n’ai eu aucune activité politique d’aucune sorte, je n’ai même rencontré aucun intellectuel de là-bas — même abstention qu’en France : je travaille dans mon coin, et c’est tout.

Je ne me droguais pas non plus — si j’excepte un goût parfois trop vif pour les vins marocains.

Quant à ma vie privée, elle était si sage et si naturelle qu’elle ne me valut même pas une seule fois une « rencontre » avec la police — chose pourtant si banale dans la vie des célibataires… en France. J’habitais en médina, où j’avais loué le quart d’une vieille maison où habitait elle-même la famille du propriétaire : dont trois femmes présentes en permanence et qui accueillaient mes invités avec la plus invariable courtoisie. Pas une ombre de problème là non plus.

Je vivais des droits d’auteur que vous m’adressiez, et je n’ai certes commis aucun trafic pour arrondir mes fins de mois !

Bref, le calme plat. Et je devais donc tout simplement rentrer chez moi — à Marrakech — après cet interlude parisien. Maniaque, j’avais même, avant de partir, fait un ménage scrupuleux, mis des draps propres, tué des cafards, préparé une réserve d’aliments et de boissons, laissé le frigo branché, etc. ! Je me dorlotais (les pauvres écrivains ne se donnent jamais assez de douceur pour apaiser leur cerveau crucifié par le génie, comme chacun sait).

Bien entendu, j’avais laissé à Marrakech — puisque j’allais les retrouver bientôt — tous mes papiers personnels, notes, manuscrits en cours, etc. (un ami de passage là-bas les a récupérés intacts l’année suivante.)

Mais alors, pourquoi ne suis-je pas rentré au Maroc après mon séjour parisien ?

Ce n’est pas une bonne question, c’est trop intime. La difficulté, quand on aime deux pays — et je me sens très marocain (mon père même est né à Meknès, où il a vécu jusqu’à l’âge de douze ans) — et dans deux pays, c’est de se « répartir » entre eux. Si on manque d’argent, c’est infaisable et il faut choisir. Je suis resté en France.

Et il y a eu, début 1976, la parution de Journal d’un innocent. Et les Éditions de Minuit ont diffusé ce livre au Maroc. Bonnes ventes là-bas, il paraît ; de nombreux lecteurs marocains m’ont écrit : ils avaient cru reconnaître Marrakech dans mon récit. (Ils étaient enthousiastes, d’ailleurs.)

Ils avaient tort, bien sûr. Ce livre ne contient aucune précision qui permette de situer l’action (sauf que les personnages ont des noms espagnols). Et c’est un ouvrage purement autobiographique, égoïste, licencieux, dépourvu d’idées politiques ou de considérations « humanistes ».

Mais il y a eu cette rumeur-ci. La censure marocaine avait lu mon livre, avait cru identifier son pays : et le livre aurait été interdit là-bas. L’auteur jugé indésirable, par conséquent.

Je n’ai jamais eu confirmation de ce bruit. Je ne m’occupe pas du destin de mes ouvrages : et j’étais paralysé en France, sans aucun moyen de savoir si j’étais devenu persona non grata au Maroc.

Tout cela, donc, en 1976. Depuis, nulle nouvelle.

Vous détenez vous-même, cher Jérôme Lindon, la réponse aux inquiétudes de M. ***. Mon livre a-t-il été interdit au Maroc ? Si oui, l’est-il encore ? Est-ce que cela implique que l’auteur est lui aussi indésirable ? Cela, onze ans après une parution qui n’avait rien pour choquer l’orgueil chérifien ? Tout cela m’étonnerait énormément.

En tout état de cause, puisque vous me laissez entendre que M. Michel Guy et ses collaborateurs auraient bien voulu prendre en considération mon vœu de renouer avec le Maroc et d’y travailler à un livre, deux précisions à apporter :

— je veux consacrer ce livre au Maroc même, nommément : l’auto-censure que je me suis infligée en écrivant Journal d’un innocent (censure toute normale, puisque je peignais indiscrètement des personnes privées) m’a obligé à taire cent mille émerveillements, fort chastes, que le sud marocain m’inspirait, dans son mode de vie et sa population (surtout berbère) qui m’ont paru être des modèles universels de civilisation ;

— prisonnier de mon travail actuel, qui est très enraciné ici, où je supporte mille difficultés pour tenir, depuis tant d’années, je ne peux envisager ce séjour au Maroc qu’à partir de janvier 1988.

C’est dans longtemps. J’espère que ce délai permettra au Ministère des Affaires Étrangères d’éclaircir mon cas, à la lumière des précisions que je viens de donner. Il me reste à remercier infiniment M. *** pour la sollicitude avec laquelle il aura eu consenti à étudier un cas aussi « suspect » que le mien. Voudrez-vous, je vous prie, lui exprimer ma gratitude ?


Bien amicalement à vous.

Tony Duvert


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Voir aussi

Lettre à Madeleine Chapsal
Lettres à Michel Longuet
Lettre marocaine
Journal d’un innocent

Notes et références

  1. 20 avril
  2. Nous avons volontairement caché le nom de ce fonctionnaire, toujours actif, et qui n'est pas une personnalité publique.