« Le diable boiteux (Comisso ; Remo ; Peyrefitte) » : différence entre les versions

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Cette nouvelle de Giovanni Comisso, intitulée Le diable boiteux, a paru en 1955 dans la revue homophile Arcadie. Traduite en français par Jacques Remo, elle est précédée d’une présentation par Roger Peyrefitte.

Texte intégral



LE DIABLE BOITEUX


par


Giovanni COMISSO




AVANT-PROPOS


de


Roger PEYREFITTE


Giovanni Comisso est un des meilleurs écrivains de l’Italie contemporaine. Il est né à peu près avec le siècle, près de Trévise. Il se vante d’une origine paysanne, mais c’est dans un pays où tout le monde a du sang de dieu ou de prince.

Un de ses romans : Histoire d’une Patrie, a, du reste, une saveur paysanne, illuminée de poésie, une poignée de sel de l’Adriatique et de sel attique, qui en fait une œuvre enchanteresse.

Son premier livre fut consacré à la guerre de 1914, où il eut une conduite brillante comme engagé volontaire ; ses Jours de guerre, par la liberté du ton, nouvelle dans la littérature italienne, lui valurent d’emblée la notoriété.

Compagnon d’armes et d’aventure de d’Annunzio, il fut de l’expédition de Fiume.

Son autobiographie Mes saisons le dépeint avec une franchise complète et un humour achevé dans ses goûts les plus « classiques » et a fait scandale.

On souhaiterait que cet ouvrage remarquable fût traduit en français.

Grand voyageur, Comisso a parcouru le monde et vous parle de la Chine aussi bien que de la Grèce, où nous conduit son dernier livre.

C’était pour lui une raison de plus de donner quelques pages aux lecteurs d’Arcadie.


Roger PEYREFITTE.





Tout ce que je m’emploie à narrer ici ne s’est pas produit il y a trois cents ans, mais il y a quelques années, et non dans l’Espagne des sorcières et de l’Inquisition, mais dans cette région septentrionale de l’Italie dont le développement industriel semble impliquer aussi un développement de l’esprit humain. Toutefois, il n’y a pas à s’étonner, car durant cette dernière guerre, précisément sur cette même terre, on a vu réapparaître les méthodes les plus cruelles et les plus féroces aussi bien dans la conduite des procès que dans les exécutions capitales. Méthodes qui étaient en usage précisément quand on croyait aux sorcières. Nous avons vu réapparaître la torture la plus impitoyable comme moyen d’interrogatoire, et tuer le condamné en l’écartelant après l’avoir lié à deux voitures dirigées vers des directions opposées ou en le suspendant à des crochets de boucher. Précisément, dans ce même pays, où s’est produit le fait que je vais raconter, on vit, à une fenêtre de la mairie, bien à trois reprises, la corde s’étant toujours rompue, recommencer la pendaison d’un jeune homme, tandis que les bourreaux buvaient et mangeaient, en pleine orgie. Ingénûment, j’avais pensé, dans les années écoulées, que certaines actions humaines avaient toujours un rapport avec le paysage, presque comme la coquille de l’huître conditionne la chair qu’elle renferme. Ce paysage infiniment doux de collines vertes, toutes cultivées en vignobles sur le versant ensoleillé et recouvertes de châtaigniers sur le Nord, avec des ruisseaux clairs serpentant parmi les peupliers et les prés où dansent les papillons, où aux chants isolés des paysans occupés à leurs travaux paisibles répondent, la nuit venue, ceux incessants des rossignols, je croyais que ce paysage, après avoir inspiré dans les siècles lointains nos plus grands peintres, poussait encore les gens qui y habitent vers des sentiments harmonieux, comme cette peinture. Mais il n’en fut pas ainsi.


Dans ce petit pays, parmi ces collines infiniment douces, vivait un malheureux, estropié de naissance, mais au jugement droit et à l’esprit vif et libre. Étant pauvre, il n’avait pu poursuivre très avant ses études, mais à travers la lecture, il avait poussé son savoir au-delà de la moyenne. Pratique et habile il était aussi sorti de la pauvreté à l’aide d’une femme à laquelle il s’était uni plus par froid calcul – afin de mieux lutter dans la vie – que par amour, puisque c’est une loi de notre pays qu’il faut s’adapter à elle et vivre misérablement, ou fuir à l’étranger. Il n’avait pas voulu émigrer, comme d’autres membres de sa famille, parce qu’il aimait trop sa terre qu’il voyait dans le profond enchantement de ces collines comme le visage de sa mère, perdue alors qu’il était encore jeune, et il n’avait pas voulu non plus se soumettre, comme tant d’autres, à la pauvreté. Ayant lutté avec sa femme, qui, pour lui, était un associé, il avait réussi, au déclin de sa vie, à s’assurer un certain bien-être. Ils avaient vécu ensemble, en un accord un peu semblable à celui de certains époux de pays très modernes, où l’union matrimoniale, quand chacun donne sa part de travail, ne crée pas de difficultés à une indépendance réciproque. Pour eux, comme lien seul existait le fait d’habiter la même maison, de s’occuper ensemble de leurs affaires, de manger chaque jour à la même table, de nourrir l’un pour l’autre cette estime que l’on porte à toute personne dont on partage le travail pendant des années, mais le véritable amour, de la chair et de l’esprit, celui-là n’avait jamais existé entre eux, et même, cette estime, avec l’écoulement du temps, avait fini par prendre l’aspect d’une habitude. Ils n’avaient pas eu d’enfants, chacun dormait dans sa chambre, et quand les obligations de la maison ou des affaires (il s’agissait de petits et très variés commerces) ne les réunissaient pas, chacun allait à son plaisir de la façon qu’il entendait. Lui, l’hiver, s’acharnait au jeu de cartes où il était très fort et très intéressé, tandis que l’été, il passait ses après-midi sur les galets du torrent voisin à s’exposer au soleil qui faisait beaucoup de bien à sa jambe estropiée. Elle, au contraire, s’en allait au cinéma dans un autre pays et se passionnait spécialement pour les spectacles chantés, mais aucun des deux ne se communiquait jamais ce qu’il avait fait ou vu, ils se concédaient cette indépendance. Lui, fier dès sa jeunesse de s’être fait tout seul une culture et de réfléchir par lui-même avec son expérience sur les questions politiques, philosophiques et sur tout ce qui dans le monde s’accompagne d’interrogations exaspérées, fier aussi d’être sorti de la pauvreté à force de ténacité, il n’admettait pas de se soumettre à une autre loi impérieuse du petit pays : celle de devoir être religieux jusqu’au bigotisme. Dans ce petit pays, au château féodal, qui dans les temps anciens, avait tenu sous le joug de la peur les pauvres paysans, et dont il ne restait maintenant que des ruines, s’était substituée l’église située sur une petite hauteur, face à la large vallée du torrent. Non moins imposante était la cure, certainement la plus grande maison du pays, plus grande encore que la mairie, bien qu’elle abritât seulement le prêtre et sa servante. Le clocher ayant été détruit durant la première guerre, on l’avait reconstruit plus haut afin d’imposer le son de ses cloches à ceux des pays voisins sur l’autre rive du torrent. Dès quatre heures du matin, il commençait à égrener ses sons appelant à la première messe les vieilles femmes soumises au cauchemar de la mort et de l’enfer. Le prêtre de ce pays éprouvait, lorsqu’il célébrait les offices ou soumettait ses paroissiens à un contrôle, avec un tel orgueil, le sentiment de dominer tout le monde, qu’il n’admettait aucun autre pouvoir au-dessus de lui, civil ou religieux. Il était le maître de cette terre qui lui avait été confiée, et il savait qu’avec ses paroissiens lui seul pouvait traiter depuis leur naissance jusqu’à leur mort. Le pouvoir civil aurait pu devenir menaçant pour lui s’il était tombé entre les mains d’un politique ennemi de la religion comme cela s’était produit après la première guerre, aussi fallait-il se protéger contre cette éventualité, et tenir les gens, toujours par le cauchemar de la mort et de l’enfer, bien enchaînés à l’Église et aux partis qui la respectent. Chaque maison et chaque famille qui y habitait, étaient soumises par lui à une continuelle surveillance ou directe ou au moyen de la confession des femmes qui en faisaient partie. Il voulait savoir quels journaux lisaient les jeunes, quelles étaient leurs pensées, leurs amitiés avec les jeunes des autres pays, il en allait de même pour les jeunes filles : faisaient-elles l’amour et avec qui ? allaient-elles danser dans les pays où il y avait des salles de danse, rentraient-elles tôt les jours de fêtes ? Toute la vie de ces gens était soumise à sa surveillance, mais naturellement cette vie avait sa loi plus vaste et il ne pouvait pas l’enchaîner surtout si les jeunes, garçons et filles, sortaient des limites de la paroisse. Il y avait quelques maisons où il refusait d’entrer donner la bénédiction annuelle ; c’était là comme des maisons de pestiférés signalées d’une croix jaune. L’une, était celle où une femme abandonnée par son mari avait fini par aller faire la prostituée en ville, une autre, celle d’une vieille veuve, encore aimable, devenue la maîtresse du boucher. Veuf et vieux lui aussi, il arrivait furtivement, le soir, dans cette maison, pour des rendez-vous galants, autant qu’ils pouvaient l’être, se laissant aller à un doux abandon, sur une chaise-longue dans le petit salon éclairé par une lampe grotesquement teintée de rouge afin de donner une pénombre séduisante, et elle, se tenait à ses côtés. Une autre maison était celle de deux amants, qui, après avoir vécu ensemble de nombreuses années n’avaient pas voulu entendre parler de mariage, comme s’ils avaient craint, après un temps si long, de s’exposer à une cérémonie ridicule. Une autre, encore, était celle de certains paysans dont le fils, autrefois bon et religieux au point de se confesser et de communier chaque semaine, s’était mis, on ne sait comment, entraîné par les troubles de la guerre, à faire le bandit avec d’autres, après avoir déserté alors qu’il était soldat dans le Piémont. Puis, il y avait la maison de l’autre, de l’estropié, qu’on appelait la maison du diable boiteux. Les maisons des réprouvés ayant été localisées et isolées, la vie du petit pays s’était poursuivie tranquillement au rythme des saisons, jusqu’à la venue d’une autre guerre et de ses horreurs. Au milieu de ces collines infiniment douces s’étaient produits des massacres incroyables, pendant lesquels ce même prêtre n’avait pas pu intervenir pour bénir les tués. Mais à peine finie la guerre, et le pouvoir civil étant entre les mains d’un parti ayant pour base absolue l’Église, notre prêtre voulut aussitôt reprendre sa domination sur le pays. Aussi décida-t-il, étant donné qu’avec la guerre la terreur de la mort avait dû être ressentie même par les réprouvés, de se rendre chez ces derniers afin de les amener à un acte de réconciliation avec l’Église et à venir se confesser à lui et communier. Quand il alla chez l’estropié, celui-ci lui répondit avec fierté que dans sa vie il avait toujours assumé lui-même la responsabilité de chacun de ses actes et qu’une conversion de cette sorte-là il la ferait le jour où sa conscience le lui imposerait. Le prêtre s’en alla sans saluer, en se signant comme si le diable lui était apparu. Et la maison fut de nouveau considérée comme infectée et dangereuse. Cependant l’estropié finit précisément presque dans les mains des sorcières ; il fit du diabète et se vit glisser vers la vieillesse. Un jour, vint lui rendre visite un vieux berger avec lequel il échangeait du grain contre de la laine et comme il le savait expert en remèdes, il l’interrogea et plus que tout il lui demanda s’il connaissait quelque médicament pour prolonger la vie et retrouver la jeunesse perdue. Il s’entendit suggérer, tandis qu’un éclair passait dans les yeux grisâtres du berger semblable à un satyre hirsute, qu’il fallait faire entrer dans son sang l’esprit de la jeunesse, en absorbant la semence d’un jeune garçon. Dans la solitude et l’ennui du petit pays ce conseil devint pour lui une obsession. Et lui, dont l’esprit l’avait toujours aidé à résoudre pour son propre compte les nombreux problèmes du monde, il finit par se convaincre que ce conseil partait d’un principe absolument vrai, mais il voulut en avoir confirmation du pharmacien, un sien ami et homme dépourvu de tout préjugé. Il s’entendit répondre que déjà au seizième siècle Paracelse conseillait cette cure et faisait récolte de semence humaine auprès des prostituées pour la faire ensuite absorber à qui en avait besoin. Il avait encore ajouté qu’aujourd’hui, sans recourir à cette pratique un peu curieuse, l’industrie pharmaceutique offrait un produit synthétique, qui ne provenait pas des organes des jeunes gens, mais de ceux de certains animaux beaucoup plus énergétiques. Il fut convaincu de la vérité que lui avait révélée le berger, mais il ne se convainquit pas que cette médecine pût avoir l’efficacité d’un élément naturel. Il devait réussir à absorber directement, à une source humaine, cette semence et la jeunesse qui en résulterait pour son sang. Les sorcières avaient encerclé sa maison et murmuraient aux fenêtres, la nuit, avec le vent qui dévalait impétueusement le long du torrent, tandis que l’hiver s’achevait sur la cime des monts et que se préparait l’éclosion du printemps. Ce qu’elles murmuraient, ces sorcières, c’était l’invitation à se rendre au sabbat avec elles pour trouver, parmi les orgies diaboliques, la fameuse dispensatrice de vie. Après de longues journées durant lesquelles les caprices du temps l’avaient empêché de descendre sur les galets du torrent, vint enfin l’été chaud et feuillu, et il alla, selon son habitude s’y mettre au soleil. Les nuages, disséminés, avaient changé de formes, ils étaient légers, moutonneux, loin les uns des autres, laissant de grands espaces de ciel libre, de sorte que le soleil pouvait se sentir en sa pleine puissance. En descendant vers les galets par le sentier qui se glissait dans la verdeur des acacias, il aperçut d’un seul coup deux empreintes de pieds d’enfant sur un terrain fangeux, dirigées vers le torrent. Elles étaient récentes et il essaya de les suivre jusqu’à un autre sentier qui se perdait parmi les galets, tandis qu’il lui semblait suivre dans l’air le sillage de corps en mouvement. Mais quand il arriva au torrent, il ne vit personne à proximité. Il s’accroupit, comme un chasseur, au milieu des maigres buissons, là où les galets avaient fait place à une large bande de sable. Il avait tiré de son étui une paire de jumelles avec lesquelles il s’était toujours diverti, là sur les galets, à épier les ramasseurs de bois et les rares baigneurs. Il ne réussissait pas à les régler, un léger tremblement de ses mains dû à l’impatience le gênait, mais enfin tout apparut nettement dans le lointain. Il réussit à distinguer des cailloux gros comme le poing, et même de minuscules touffes d’herbe dont sortaient d’étonnantes fleurs célestes. Il voyait aussi de toute l’étendue battue par le soleil s’élever un tremblement de vapeurs qui était comme un flamboiement incolore. Tout à coup, sur ces galets qu’il était en train de scruter, il vit affleurer, comme sortant d’un trou, une tache noire qui bougea et disparut. Il pensa à un rat, se leva pour mieux voir, c’est alors qu’il se rendit compte qu’il s’agissait d’une tête aux cheveux noirs. Il regarda alentour, et vit sur les cailloux quelque chose de coloré qui n’était pas des fleurs, un petit tas de vêtements, peut-être une chemise bleu-ciel. Alors il fut certain que dans ce trou se trouvait quelqu’un, peut-être étendu au soleil, mais subitement il vit deux têtes s’élever et regarder tout autour comme pour s’assurer que personne ne venait. C’étaient deux têtes d’enfants et d’un saut ils bondirent nus hors du trou pour courir vers les eaux. Ils s’accroupirent au bord de l’eau comme pour se laver, se redressèrent, sautèrent comme des chevaux, puis disparurent de nouveau à l’intérieur du trou. Il sentait qu’il devait vaincre la cruelle force de ces lentilles qui le rapprochait de ces garçons tout en le tenant éloigné ; il devait aller au-delà, il y réussit.


Sur le sable chaud du torrent il trouva son sabbat, et il lui fut possible de réaliser tout ce que lui avait préconisé le berger. Mais de l’autre rive, où imposante l’Église s’élevait, la cure à son côté, le prêtre, avec d’autres jumelles, l’avait suivi dès le premier jour, caché derrière les volets de sa chambre, et il avait tout vu. Le réprouvé, le rebelle à sa volonté était à sa disposition et il le plierait jusqu’à lui faire respirer la poussière de la route. Il tendit ses filets ; identifia les enfants, les confessa, appela leurs parents, leur ordonna d’aller porter plainte à la gendarmerie ; rapidement, sans défaut, il procéda à tout : l’estropié fut arrêté. Encore insatisfait, le prêtre appela tous les enfants qui allaient prendre des bains dans le torrent, et en les menaçant des peines horribles de l’enfer, il leur fit confesser d’avoir participé eux aussi aux sabbats solaires. Il semblait que tous les enfants du pays avaient été la proie du diable boiteux. Comme pour une purification totale, le prêtre ordonna une procession solennelle tout autour du pays. La femme de l’estropié alla l’implorer de ne pas se déchaîner contre son mari qui était malade, pauvre malheureux tombé dans une erreur terrestre. Agenouillée devant lui, elle le priait de faire retirer la plainte, mais lui, répondit durement qu’elle devait le remercier de ne pas avoir fait agir la justice aussi contre elle, qui, comme épouse, devait savoir tout et être complice. À la première enquête du juge d’instruction toutes les plaintes provoquées par le prêtre se révélèrent fausses à l’exception de celle portée par le père des deux enfants. Quand le juge l’interrogea, l’estropié répondit avec sérénité que tout ce qu’il avait fait lui avait été indiqué comme moyen de retrouver santé et jeunesse et à l’appui de sa thèse il cita même Paracelse. Aussitôt le juge le considéra d’un autre œil, et craignant de se trouver en face d’un fou, il décida de l’envoyer en observation dans un asile. Là, les médecins rirent de lui, et le renvoyèrent en prison attendre son procès, après l’avoir défini : socialement dangereux, mais sain d’esprit. Au procès, il eut sa condamnation : quelques années de prison. Celles-ci escomptées, un autre centre psychiatrique aurait à constater s’il serait toujours socialement dangereux, avant que la liberté ne lui soit rendue. Le prêtre, pour avoir provoqué de faux témoignages, eut aussi sa punition, mais de la part de l’évêque qui le transféra en toute hâte dans un autre pays. Durant ces années, la femme de l’estropié continua, plus acharnée que jamais, à faire fructifier ses petits commerces comme lorsque lui y était, car autant pour les frais de plaidoiries que pour le reste, il fallait beaucoup d’argent. Bien que divisés, rien ne les sépara. Il ne manqua de rien, et aussi souvent qu’elle le put, elle alla lui rendre visite et elle lui écrivait presque chaque jour, l’informant des affaires et de toute l’ordonnance de la maison. En trois années de prison, par ces lettres et les rencontres au parloir, apparut ce véritable amour qui n’avait jusqu’alors jamais existé entre eux. Ce n’était plus un froid calcul de gens habitant la même maison et se conseillant réciproquement dans leurs affaires, c’était le véritable amour qui résiste même à la mort. Une autre épouse, dans les mêmes conditions, aurait demandé la séparation, et la loi, mesquine et inhumaine, la lui aurait accordée ; elle, au contraire, avec une pitié extrême, s’attacha à lui, ne se souciant de personne, se battant jusqu’au bout pour la sauvegarde de son compagnon, abandonné de tous comme une bête pestiférée. Le diable avait changé de logis ; il avait quitté le corps du pauvre estropié, transformé par son amour pour sa femme, et était allé se nicher comme un serpent dans le corps du prêtre à qui chaque jour souriait la joie de savoir que le rebelle à sa volonté avait été puni et que la prison l’isolait du monde. Triste fils de paysans, les mains osseuses, le regard éteint, le visage criblé de taches de rousseur, les cheveux flamboyants, il n’avait jamais su ce qu’était l’amour, ayant appris mécaniquement au séminaire les lois de l’Église, avec l’obligation d’en devenir l’exécuteur inflexible pour toute sa vie, jouissant du pouvoir qui lui avait été remis en même temps qu’un bien-être inespéré, alors qu’autrement il aurait connu le travail misérable des champs, perdu dans la masse, désespérément semblable à tous les autres. L’Église lui offrait une suprématie orgueilleuse, il l’avait acceptée.


Maintenant l’estropié a escompté sa peine et l’a emporté sur la prison à seule fin de pouvoir embrasser sa femme. On pourrait dire que la sommaire justice des hommes a, pour une fois, servi à redresser une conscience, pour se faire, avec le recueillement de la clausure, bienfaisante admonition, mais ce bénéfice, le législateur ne pouvait absolument pas le prévoir. Il avait seulement prévu l’intimidation et peut-être, pour les deux compagnons, la possibilité de rompre leur lien conjugal. Ayant escompté sa peine de prison, l’estropié est passé au centre psychiatrique afin que les médecins, ces sages de l’âme humaine, recherchent dans son esprit s’il est toujours socialement dangereux. Certes, un pas en avant a été fait, depuis l’époque des sorcières et de l’Inquisition, sinon, à cette heure, notre estropié serait déjà cendres au vent, après avoir été mis sur le bûcher. Les médecins ne lisent pas les lettres qu’il envoie à sa compagne et où fleurit ce grand amour né dans les larmes ; il doit faire de savantes analyses que rend lentes l’indolence estivale. L’estropié a sur le dos son étiquette : socialement dangereux. Qui a pu inventer cet assemblage de mots à une époque qui a toléré et tente de glorifier les hommes qui nous ont gouvernés ? Eux, ont absorbé bien plus que la semence des jeunes gens ; ils ont absorbé leur sang, en les envoyant par milliers à la mort, non pour avoir cru d’un sorcier que cela leur rendrait santé et jeunesse, mais pour avoir cru à leur orgueilleux désir de paraître quelque chose en la vanité du monde. Le pauvre estropié n’a pas été brûlé sur un bûcher comme au temps des sorcières et de l’Inquisition, mais il continue d’être exposé aux flammes, et elles le consument avec la plus cruelle des lenteurs. Il est inutile de vouloir s’abuser, encore aujourd’hui nous vivons dans un moyen-âge prolongé, et les hommes, au rythme des lois, ne font que jouer un jeu puéril et sans pitié.


Giovanni COMISSO.


(Traduit de l’italien par Jacques Remo.)



Voir aussi

Bibliographie

  • « Le diable boiteux » / Giovanni Comisso ; avant-propos de Roger Peyrefitte ; trad. de l’italien par Jacques Remo, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, 2e année, n° 1, janvier 1955, p. 5-14. – Paris : Arcadie, 1955 (Illiers : Impr. Nouvelle). – 72 p. ; 23 × 14 cm.

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