La fessée, l’amour, le droit

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Article de Tony Duvert paru dans Gai Pied n° 2 (mai 1979)



Je ne vous demanderai pas si vous aimez les fessées (cela ne s’avoue pas de bon cœur). Je ne vous demanderai même pas si vous les aimiez quand vous étiez petits (on a fréquemment des souvenirs tendancieux). J’interrogerai plutôt la science et la raison — ces complices bien connues de tous les plaisirs du monde. Bref, la fessée peut-elle être agréable ?

Reprenons au déluge. On appelle fessée une averse de coups sur les fesses, vêtues ou non. Ces coups doivent être donnés avec la main, comme des gifles : sinon le mot fessée devient inexact et on dira qu’on a reçu (donné) le fouet, le bâton, le martinet, la brosse à cheveux, les

verges, etc. Main nue et derrière nu réalisent donc la perfection du genre.

Les coups ainsi portés compriment et ébranlent à un rythme vif les deux grands fessiers, avec tout ce qu’ils recouvrent et tout ce qui leur donne, graisse et peau, cette apparence si prospère, ce grain si égrenable et si fluide, cette perfection lumineuse qui a tué tous les peintres qui l’ont méditée.

Cependant, l’usage n’est pas de fesser chaque fesse considérée à part de l’autre. On ne tape pas la première fesse puis la seconde. On joint les deux bouts, on chevauche. Dans l’usage courant, vous prenez un enfant d’une longueur appropriée à vos desseins : vous le pliez sur votre genou (si vous êtes debout) ou vous le couchez torse et ventre sur vos cuisses (si vous préférez être assis). À supposer que le fesseur soit droitier, la main fesseuse ébranlera la fesse gauche de la victime avec la paume, et la fesse droite avec les doigts raidis.

Ces tapes, claques ou secousses intéresseront principalement la raie, l’entrefesses. Et, bon gré mal gré, elles se communiqueront — comme un séisme on un tremblement de mâchoire — à l’anus du bambin, anneau comparable à un pneu de petite auto, et dont la suspension est, à cet âge, spécialement souple et labile.

Tout un réseau nerveux sera, chez l’enfant (la victime), excité par ces cuisantes vibrations : et les organes qu’on appelle génitaux (ce n’est qu’une façon de leur intimer d’être familiaux) seront nettement provoqués — parfois même assouvis (on en connaît d’illustres témoins).

Donc la fessée est, ou devrait être, un plaisir. Elle est proche de la sodomie. Seul, en somme, l’axe des coups diffère : la fessée est tangentielle, la sodomie est rayonnante (je n’ose dire sécante). Dans les deux cas, c’est une forme de masturbation passive : quelqu’un s’occupe de votre sort. De votre corps. (Notez qu’en argot courant. une correction s’appelle une branlée.)

D’ailleurs, vous connaissez les mœurs des petits enfants. Comme ils aiment rebondir sur les divans, les canapés transformables, les matelas à ressorts, les fauteuils neufs — les selles de vélo quand on prend exprès une rue pavée — les brouettes où votre pépé qui jardine vous voiture et vous cahote, malgré les cailloux de l’allée et votre terrible énorme poids de bambin de six ans — et les manches à balai qui servent à jouer au cheval, la pointe avant en l’air, la pointe arrière qui racle le sol et vous transmet à l’entrejambes des petits coups nerveux — comme les enfants, oui, aiment que leur corps, au lieu d’être moitié devant moitié derrière, soit et demeure un éternel milieu !

Tout enfant gai, garçon ou fille, s’adonne ainsi à un plaisir que, par opposition avec la fessée, j’appellerai le tape-cul. J’ignore si c’est un mot du langage des gosses : mais je suis sûr que ce n’est pas un mot de parents, de guérisseuses d’enfants, d’institutrices ou de psycons, psyconnes, psychiens de garde et psychiennes d’attaque, race Dolto ou bâtardes, ectoplasmes nazis, revenantes et pères justes.

Qu’il y ait, chez les enfants pas trop serrés de près par les adultes, une bonne-enfance du plaisir fessier nous aidera à comprendre pourquoi la fessée est, justement, une punition.

Corporellement, en effet, elle exploite une zone de plaisir et elle en abuse : c’est trop fort. Il ne faut pas toucher ça comme ça ! Dragée au poivre, soupe à la grimace, masturbation en gants de boxe, baiser changé en morsure : telle est la fessée. Peu douloureuse comparée à d’autres sévices, elle est pire que les autres parce qu’elle vous prend par là.

En second lieu elle est, psychologiquement, abominable. Le père ou la mère qui fessent transgressent deux interdits qu’ils ont eux-mêmes inculqués à l’enfant : l’interdit anal, l’interdit de l’inceste. Et c’est cette transgression même qui est la punition. On montre à l’enfant que, lorsqu’il désobéit, on a de nouveau un droit de regard sur les parties de son corps qu’on l’obligeait à dissimuler. Ton derrière n’est à toi que si tu es bien sage : sinon on va s’en servir, nous ! Et tu vas voir si ça sert à des choses agréables, les fesses !

Ainsi se prépare, dans le châtiment corporel infantile, le statut humiliant et la marque honteuse des actes « contre nature ». Un homme normal n’a pas de derrière : lui rappeler qu’il en a un, c’est l’offenser, le diminuer — le ramener aux esclavages de l’enfance. Regardez les hétéros que vous essayez de draguer : leur première raison de se croire provoqués et de réagir avec violence, c’est qu’ils ont peur pour leur cul. Vous êtes pour eux ce vieux cauchemar d’enfance : la maman abusive, la mère phallique. Tout hétéro mâle, en effet, est un être qui a été enculé par sa mère et qui ne s’en est jamais remis. Un obsédé de ses fesses : sachez-le. Un grand blessé.

L’interdit de l’inceste, tel que le transgresse la fessée parentale, n’est en réalité qu’un masque de l’interdiction de sexualité qui frappe tous les enfants. C’est là un détail qui ne passionne guère les psychanalystes. Le feraient-ils exprès ?

Pourtant, si les parents voulaient seulement empêcher leur progéniture d’éprouver des désirs œdipiens, ils devraient simplement dire :

— Non, il ne faut pas toucher papa, faut pas toucher maman ! Ça se fait pas ! Va avec ce monsieur-là que tu veux, cette dame-là qui te plaît ! Si si si ! Je te dis que ce monsieur est bien mieux que moi, cette dame est bien plus jolie !

Et, comme les enfants ont une aptitude démesurée à la circulation, ils ne se le feraient pas dire deux fois.

Au lieu de ça, les parents savent seulement dire :

— Ni moi ni personne. Compris ? Ou je te tape. Je te tue ! Je te tue !

C’est eux Œdipe.

Les enfants comprennent très bien. Eux, au moins, savent ce que l’interdit de l’inceste, ce truquage, veut dire en réalité. Je traduis : un enfant n’a même pas le droit de jouir avec les seuls adultes auprès de qui il a le droit d’être : ses parents.

Je prends « jouir » au sens le plus grand du mot, et à tous les petits sens imaginables. Donc, si vous préférez le mot vivre

Il faut avoir cette situation — « universelle » comme la famille — bien en mémoire pour comprendre l’incroyable provocation que représente, pour l’enfant, cette transgression de l’interdit d’inceste par les parents, et sous forme de punition : la fessée. (J’évoque malgré moi ces tyrans qui punissaient leur femme adultère en la faisant foutre et repasser par leur armée jusqu’à ce que mort s’ensuive.)

Il paraît qu’avoir connu un pédophile « traumatise » à jamais un enfant. L’idée, qui mériterait une longue analyse que je ne peux faire ici, a au moins un côté drôle : pensons en effet que nous, je veux dire tout être humain né en société familialiste, nous sommes irrémédiablement des victimes de pédophobes. Nous avons passé les douze, quinze, vingt premières années de notre vie entre les mains de ces gens-là. Ce n’était pas une expérience de passage, un « choc » : c’était l’état permanent, obligatoire. Et comme les lois sur la famille veillaient et veillent encore à ce que les enfants soient entre les pattes des pédophobes et surtout jamais en d’autres mains ! Aujourd’hui comme hier, la seule raison pour laquelle on vous interdit d’approcher les enfants, c’est l’amour que vous leur portez. Mieux vaut les dompter, les battre, les tuer même : vous n’irez presque pas en prison. L’ordre familial universel est bel et bien cette pédophobie qui évoque, par sa naïve cruauté, son cynisme limpide, la bonne conscience des génocides d’il y a trente ou quarante ans.

Tenez, lisez plutôt. Ce que je vais vous citer est d’autant plus significatif que — outre le grand pays mis en cause, les USA, et le caractère fédéral de la décision du Sénat — la question des châtiments corporels est envisagée, ici, du point de vue de l’enseignement public (cet éléphantesque cancer du système familial).


Le Monde, 4 mai 1977. « New York. — Les châtiments corporels peuvent être infligés aux écoliers américains. Ainsi en a décidé la Cour suprême par cinq voix contre quatre. Les enseignants qui frappent les écoliers ne violent pas le 8e amendement de la Constitution qui interdit « les peines cruelles et extraordinaires ». La Cour a dit que dans l’ensemble les châtiments corporels sont infligés, aux États-Unis, « de façon raisonnable » et « sans excès ». Le cas des écoliers recevant la fessée ou des tapes sur le bout des doigts ne peut donc être assimilé à celui des condamnés à mort. (…) Les quatre juges en désaccord avec la majorité ont fait valoir en vain que « les châtiments corporels ont un caractère définitif et irréparable ». La Cour suprême semble s’être laissé guider dans cette affaire, comme l’été dernier à propos de la peine capitale, par la tendance prédominante de l’opinion publique. (…) L’usage de la force physique comme moyen de répression scolaire est, en effet, autorisé dans l’ensemble des États, sauf celui de New Jersey et dans la ville de New York. (…) »


Je voudrais citer tout l’article de Louis Wiznitzer : mais la place me manque. Je passerai donc de la libre Amérique à cette malheureuse Suède où on se suicide tant. Cette fois-ci, l’information est toute fraîche, comme vous allez voir.


Le Monde, 19 mars 1979. « Stockholm (AFP). — Les parents suédois n’auront plus le droit de fesser leurs enfants à partir du 1er juillet prochain : le Parlement a adopté vendredi 16 mars (1979), sans le modifier, par 259 voix contre 6, un projet de loi interdisant les punitions corporelles sur les enfants. Selon ce texte, toute punition causant une souffrance physique ou morale, même légère ou temporaire, est un délit. La loi s’appliquera aux parents aussi bien qu’à toute personne qui a la charge d’enfants.

Un parlementaire libéral a déclaré qu’il espérait que la nouvelle loi entraînerait un changement d’attitude des adultes envers les enfants. Un député conservateur a estimé, lui, que cette nouvelle loi serait « nuisible et inutile », tandis qu’un autre conservateur a pour sa part trouvé « honteux » que le Parlement ait à s’occuper de savoir s’il valait mieux donner des claques aux enfants ou au contraire leur parler. »


Je crois que tous les parlementaires, chez nous, trouveraient non pas « honteux », mais dérisoire, d’aborder ce problème au Palais-Bourbon. D’ailleurs, la majorité et l’opposition ont mieux à faire que de se rendre impopulaires en se mêlant de la vie privée des masses françaises.

Car c’est bien ce que signifie cette nouvelle loi suédoise : on a voté, au nom des parents, un droit des enfants. On a créé une forme insolite d’égalité — une sorte de loi antiraciste. Vous ne comprenez pas ? La loi suédoise veut dire que les parents de là-bas s’interdisent d’être plus forts que leurs mioches.

Mais alors, que vont-ils être ? Relisez cette dépêche : la nouvelle loi autorise seulement les punitions qui ne causeront aucune souffrance physique, aucune souffrance morale, même légères ou temporaires. Est-ce que ce n’est pas rigolo ?

Le propre d’une punition, en effet, c’est bel et bien de faire souffrir — et d’être infligée par des forts à des faibles. (Au fait, les récompenses aussi se donnent d’en haut…)

Interdire les punitions qui, même légèrement, même moralement, font souffrir, c’est interdire non seulement les punitions mais toute relation de douleur entre enfants et parents. On a raconté dans les journaux l’histoire d’un bambin de cinq ans qui, après le vote de cette loi (nous sommes en Suède : la TV a parlé de tout ça à l’heure où les enfants pouvaient entendre…), est entré dans un commissariat pour se plaindre que son père l’avait giflé. Est-ce drôle ? Si vous le croyez, je vais vous imaginer une autre situation hilarante. Un petit Suédois va voir la police et dit : « J’ai neuf ans. Je connais un monsieur de trente ans. On fait l’amour ensemble. Il me donne aussi des fessées parce que moi j’aime ça. Ça me fait des histoires là-dedans ! Alors mon père et ma mère ils l’ont su et ils ont dénoncé le monsieur à la police. Alors moi ils m’ont puni à cause de ça. J’ai une souffrance physique et morale pas légère du tout, et qui m’a pas l’air d’être temporaire. Alors voilà, je dépose une plainte contre mes parents. »

Tiens. Drôle d’histoire, non. Elle illustre pourtant le « changement d’attitude » qu’une telle loi va exiger des parents face à leurs gosses. Imaginez que notre Chambre des députés, quand nous étions, nous, enfants, ait voté une telle loi — sous Auriol, Coty, de Gaulle, Pompidou ou Qui-vous-savez. Nous sommes en France : une décision aussi risible aurait provoqué la révolution que Mai 68 a ratée. Car ç’aurait été la révolution des salauds, des familles : pas touche à nos droits ! Si on peut plus casser du gosse, augmentez les alloques ! (Moustaches de beauf en bataille.) (Et toute la « gauche » d’accord.)

Certes, en France, même si on adoptait cette loi « anti-casseurs-d’enfants », elle ne produirait pas de bouleversements très sensibles. (Sinon ce que je viens de supposer : une révolution poujadiste sur le thème « nos enfants sont a nous ».) Car nos commissariats n’ont vraiment rien du tout de suédois. Vous les imaginez enregistrer une plainte d’enfant contre son père ? Notre police (son syndicat lui-même s’en plaint parfois) n’a pour mission que de défendre les forts contre les faibles — maintenir l’ordre, certes : mais l’ordre de qui, justement, sans police aux ordres, ne régnerait pas.

Bref, quelles que soient les lois qu’un Parlement progressiste voterait, les familles françaises peuvent être tranquilles : ça ne suivra pas. La police y veillera : elle sait bien, elle, si « les mentalités » sont prêtes à un progrès ou n’y sont pas. Car les flics sont, dans la rue, ce qu’est la télévision à la maison. Ils ne sont pas qu’un peu au courant, tous ces favoris du régime. Ils savent vraiment ce qu’il nous faut. Ne sont-ils pas la France ?

Alors, cette Suède ? Je suis si pessimiste que j’ai tendance à croire que, lorsqu’une loi de liberté est adoptée quelque part, c’est parce que la classe dominante est sûre que ça ne changera rien. Ce n’est pas un hasard si les nations les plus libres du monde sont ces petits pays scandinaves pétrifiés, bêtes et mornes, consciencieux, puritains, où chacun se boucle chez soi — climat oblige. Qui donc ira déranger l’autre ? Qui ira, au nom de la loi, représenter l’enfant ? L’enfant du voisin (parce qu’un vrai enfant battu ne sait même pas que ses parents n’ont pas le droit : et, de toute façon, il en a trop peur : il subit ou il fuit), c’est l’enfant du voisin, c’est-à-dire la boîte aux lettres, le paillasson, la poubelle du voisin : on ne va pas y toucher comme ça, non ? Avant de dire à mon voisin : « Votre paillasson pue la merde, vous exagérez ! », je vais bien attendre un an ou deux, et ma femme, mon mari me dissuaderont sûrement de me plaindre : « Allez, on a assez d’ennuis comme ça, on est déjà assez dans la merde, allez, allez, laisse pourrir, pas la peine de chercher des ennuis en plus ! Et le loyer ! ».

Qui donc va courir des risques pour les enfants du voisin, et parler — devant les flics — contre ceux (ces familles tortionnaires) qui dénonceront aussitôt ses propres irrégularités ? Les parents brutaux ont toujours le droit de l’être et une raison noble pour ça. Avez-vous entendu jamais parler d’un père qui fesse tous les soirs son fils parce que celui-ci refuse d’être sodomisé ? Livres et enquêtes ont largement prouvé qu’on ne bat les enfants que pour les plus pures raisons — et qu’on ne les tue (9 à 10 000 par an en France) que par amour d’eux. Je veux dire par amour de ce qu’ils auraient dû devenir si ces méthodes d’éducation n’avaient pas eu (comme certains médicaments indispensables mais trop forts) un effet regrettable. La « punition » honore toujours celui qui l’administre. Et les enfants seront toujours coupables d’avoir été punis par des gens qui, puisqu’ils avaient la science et le droit de punir, étaient évidemment innocents.

Voilà tout ce qui me fait penser que cette nouvelle loi suédoise n’aura aucun effet. Elle ressemble trop à cette majorité civile fixée à 18 ans que Giscard d’Estaing, en cadeau d’avènement, avait accordée aux jeunes Français. Je me rappelle que, juste à ce moment-là, je connaissais un solide brave gosse, infantile et gentil, qui était orphelin. Évadé de la ferme, prés de Mettray[1], où l’État l’avait casé et où on le martyrisait depuis quatre ans. D’autres se pendent ; ou s’évadent si vite qu’on les reprend. Lui avait patienté. Il n’avait, en approchant ses 18 ans, qu’une angoisse : garçon sauvage, il vivait, bien sur, de petits vols (plutôt dans les monoprix que chez les pédés, car il aimait absurdement, je l’ai vu, les garçons) et il craignait seulement le juge des mineurs. Les peines et les mœurs sont si différentes, quand on passe du « mineur » au « majeur », que la loi giscardienne, cette « liberté » nouvelle (mais pour qui ?) l’avait consterné. Il espérait encore trois ans de punitions mineures (s’il était pris) : voici que la nouvelle majorité le transformait en délinquant dur. C’est-à-dire qui risque trop pour le peu qu’il fait (il volait à manger).

Imaginez cet enfant sans fin, jamais aimé, jamais vu, plus sauvage et plus doux qu’aucun sauvage et qu’aucun civilisé, qui s’était transformé en délinquant pour, simplement, échapper aux bienfaits que l’État répand sur les gosses sans famille. Non, vous ne pouvez pas comprendre. Vous, les pédés, vous avez peur des anormaux.

C’est pour ça que, si on vous demande : « Si vous aviez des enfants, comment vous les éduqueriez ? », vous répondez que vous feriez tout pour qu’ils deviennent des hétéros en règle avec toutes les orthodoxies du monde. Car vous êtes comme ces putains qui mettent leur fillette dans un pensionnat de bonnes sœurs. Éducation si coûteuse qu’elles doivent, ces mamans, s’envoyer dix michetons de plus par jour pour payer ça. La vertu, ça n’a pas de prix.

Comprenez donc que le grand délinquant dont je parlais, cet enfant pour toujours, n’a pas cru un instant que la majorité à 18 ans était un cadeau. Il s’espérait, d’ici qu’il ait une chance de sauver sa peau, encore trois ans de minorité pénale. Foutu. Foutu par ce détail infime, cette chose d’entre les choses qui tombent d’on ne sait quel autre monde : une élection présidentielle. Et vive la liberté. Mais quel mineur (18 à 21 ans, en cette année de transition) se sera réjoui d’un cadeau si suspect ? Pas la peine d’y réfléchir. Les mœurs, les opinions, les résultats d’enquêtes, les attitudes moyennes et majoritaires au lycée, au collège, à l’université, les convictions face à l’Église, au mariage, à la famille, au travail, à l’argent, à l’enfance, aux pauvres, n’ont pas bougé d’un poil. Certes, dans quelques journaux, les petites annonces sont de plus en plus osées : mais c’est seulement parce que nos rues sont de plus en plus vides et fliquées. J’ai toujours aimé regarder sereinement les visages et les yeux. Une sociabilité pour moi tout seul. J’ai l’impression que mes yeux ouverts sont comme une braguette béante ; et que, puisque j’ose, en 1979, regarder, c’est que je montre. Je n’ai pourtant pas l’air « fou ». Mais le plus petit des enfants et le plus tolérant des dragueurs sait, aujourd’hui, qu’être regardé c’est être violé. On se fout, en somme, que je sois pédé ou pas : on hait simplement que je ne l’exprime pas par écrit — je veux dire, par petite annonce. (Désormais, on publie les bans de mariage avant de savoir qui on « épousera ».) Mon vice, ma transgression, c’est évidemment de vouloir adresser la parole à ce jeune homme sans qualités (mais dont quelque chose me plaît) qui, l’œil sombre et le pas rapide, tord dans son poing l’annonce qu’il envoie à Libé ou à l’Obs et qui renferme, envers et contre tous et toutes, son cri d’amour. Mon malheur, c’est de vouloir bavarder avec ce gamin qui tient en l’air comme un cierge l’enveloppe bourrée d’orthographe qu’il va poster pour l’Onc’ Paul du Journal de Mickey — je ne suis qu’une tante à qui on n’écrit pas.

Tant de considérations sur les lois, et tant de confidences, pour dire sans mensonges ma raison de ne pas croire aux meilleures lois. J’ai réellement la certitude que la Cour suprême américaine et le Parlement suédois, en dépit de leurs décisions opposées, ont un point commun dur comme fer : maintenir ce qui est. Pour les juges américains, la Famille ne peut survivre que si on bat les enfants, L’Hétérosexualité même en dépend. Pour les députés suédois, la Famille ne peut survivre que si on ne bat plus les enfants. L’Hétérosexualité même en dépend. Dans les deux cas, on n’a obéi qu’à ces craintes : la mort des parents, la fin des Familles, le commencement de l’Humanité. Je me remémore cette gravure, dans l’Astronomie populaire, de Camille Flammarion, où l’on voit la mort de la Terre : c’est, sur une banquise (car notre planète, faute de Soleil, aura gelé), un père, une mère, un petit (dans les bras de maman), tous trois réduits à l’état de squelettes à stalactites. La fin du monde vue par Findus (ou une autre marque de surgelés). Les illustrateurs du XIXe siècle ne doutaient de rien ! Moi, je rêve que les lois fassent que les enfants — c’est-à-dire les adultes demain — puissent échapper aux adultes d’aujourd’hui. Une loi anti-fessées suffira-t-elle à nous changer en hommes ?


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Notes et références

  1. Localité de l'Indre-et-Loire où exista un bagne d'enfants jusqu'en 1939

Voir aussi

Lettres à René Schérer