Nouvelles – Première partie, Nouvelle VI (Bandello ; Peyrefitte)

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La Nouvelle VI de Mathieu Bandello, tirée de la première partie de ses Nouvelles, a été publiée en mars 1963 dans la revue homophile Arcadie à la suite d’un autre conte italien de la Renaissance, la Nouvelle XIII des Facéties porrettanes de Jean Sabadino des Arienti.

Ces deux textes, traduits par Roger Peyrefitte, étaient précédés par une introduction du même auteur.

(On pourra lire également la version originale de cette nouvelle : Novelle, Prima parte, Novella VI.)

Texte intégral

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Facéties porrettanes
par Jean Sabadino des Arienti ou Ardenti
Nouvelle XIII



NOUVELLES

de

MATHIEU BANDELLO
citoyen de Castelnuovo-Scriavia,
évêque d’Agen


PREMIÈRE PARTIE — NOUVELLE VI


Au très valeureux seigneur
le seigneur César Fieramosca,
lieutenant du très illustre seigneur
Prosper Colonna.


Sachez donc que François Sforza, le conquérant du duché de Milan, fut sans aucun doute, dans l’art de la guerre, comparable aux plus grands capitaines de la Rome antique. Bien qu’il ne fût pas très lettré, pour avoir, dès son extrême jeunesse, guerroyé avec son père, l’invincible capitaine Sforza Attendulo, il aimait toujours les savants, de quelque sorte qu’ils fussent, et les paya grassement. Parmi ceux-ci, il entretint, à Milan et ailleurs, le poète Porcellio qui, quoique né et élevé à Naples, voulait être dit le Romain. C’était un assez bon poète pour ces temps-là, où les bonnes lettres, qui avaient été ensevelies tant de siècles, recommençaient à briller. Si vous voulez juger de ses œuvres, vous n’avez qu’à aller à l’ancien palais du comte Gaspard Vimercati et vous verrez, dans les salles et les chambres, sous diverses peintures, des épigrammes qui prouvent la diversité de son esprit. Malheureusement l’éloquence de sa Muse ne cachait pas l’énormité de ses vices.


Parmi tous ceux qu’il accumulait, l’un des plus marquants était son goût exclusif de la tendre chair du chevreau. Cependant, pour corriger sa réputation, et encouragé par le duc François, il épousa une veuve de vingt-huit ans, qui avait quelque bien. Celle-ci s’aperçut vite qu’il n’aimait pas se chausser au large, mais espérant qu’il changerait d’habitude, elle s’en tirait comme elle pouvait. Elle priait Dieu chaque jour d’éclairer son mari et de l’arracher à un péché aussi abominable.


Or, voilà qu’il tomba gravement malade et désespéra les médecins, ayant perdu le sommeil et l’appétit. Il avait près de soixante-dix ans et sa faiblesse était grande. Ce que voyant, sa femme tenta, par mille raisons, de l’induire à se confesser. Il l’écoutait, mais refusait ensuite. Certaine de n’arriver à rien, elle supplia très humblement le duc François de daigner envoyer, pour l’amour de Dieu, une personne d’autorité qui persuaderait Porcellio de penser au salut de son âme, afin de ne pas mourir comme un chien, sans les sacrements de l’Église. Le duc, ayant entendu la supplication de la digne épouse, manda au couvent des Grâces, que les religieux de Saint-Dominique venaient de bâtir, appeler le père Jacques de Sesto, vieillard d’une vie édifiante, et l’informa de ce qu’il voulait. Le saint homme se rendit immédiatement à la maison de Porcellio.


Une fois arrivé, il dit à la femme qu’il venait, par commission du prince, visiter et confesser son mari. Elle lui fit une très grande révérence, l’invita à s’asseoir et l’informa pleinement de la vie atroce de Porcellio, en lui demandant, les larmes aux yeux, de faire l’impossible pour sa conversion. Le saint moine fronça les sourcils, assez mécontent d’avoir été chargé d’une telle affaire. Mais il promit de ne pas s’épargner pour faire son devoir.


Désireux de gagner une âme qui, selon ce que disait la femme, était aux mains du diable, il entra dans la chambre du mourant et dit : « La paix de Dieu soit sur cette maison et sur tous ceux qui s’y trouvent ! ». Puis il s’approcha du lit et salua Porcellio, qui parut très fâché de le voir. Ils se mirent à raisonner, et le saint frère lui fit entendre comme quoi l’excellentissime seigneur duc l’envoyait et pour quelle raison. Il lui dit ensuite beaucoup de bonnes paroles, en l’exhortant avec adresse à se confesser, et il ajouta que, si l’heure lui convenait, il était prêt à l’écouter. Porcellio, après avoir remercié le duc de sa bonté et le moine de sa fatigue, dit qu’il se confesserait volontiers. Alors, sur-le-champ, les autres personnes présentes étant sorties, le frère commença, en très grande diligence, son pieux office, et, venant au péché de la chair, lui demanda modestement s’il n’avait jamais péché contre nature. À cette question, Porcellio prit un air offensé, pour regarder le père avec stupeur et lui dire : « Messire, vous me demandez là une chose bien étrange. Comment osez-vous ? Je n’ai jamais de ma vie péché contre nature ». Le moine, honteux de lui avoir posé cette question, dépêcha l’interrogatoire, vit que Porcellio n’avait plus rien à dire et lui donna la pénitence convenable, avec l’absolution, convaincu que la bonne épouse était dans l’erreur. Avant son départ, il lui fit une admonestation, et lui dit : « Messire Porcellio, je viendrai demain vous visiter, et, si vous vous souvenez de quelque autre chose, je vous entendrai ; puis, on ordonnera au curé de votre paroisse de vous porter le saint sacrement de l’eucharistie, afin qu’ayant pris le viatique salutaire, vous soyez en état de répondre à l’appel de notre rédempteur, messire Jésus-Christ, dans les mains duquel résident votre vie et votre mort. — Comme il vous plaira, répondit Porcellio ; je ferai ce que vous me demanderez ». Le bon père le bénit du signe de la croix et quitta la chambre.


Quand la femme l’aperçut, elle alla à sa rencontre et s’enquit si son mari était déterminé à ne plus pécher contre nature. À quoi le saint moine répondit humainement : « Madame, vous devez savoir que tout ce que nous entendons en confesse de qui que ce soit, ou sain ou malade, nous en faisons notre dû et il n’appartient à personne de vouloir connaître ce que nous dit le pénitent. À nous ensuite, qui sommes députés par nos supérieurs pour entendre les confessions, il est défendu de souffler mot, de quelque manière que ce soit, d’aucune chose qui nous ait été dite. Car, si nous révélions la confession, nous mériterions la mort. Mais cependant, je veux bien et puis vous dire que vous êtes dans une très grande erreur en croyant certaines choses de votre mari. Dieu soit loué ! Il n’a pas du tout ce sale vice que vous m’avez dit, et dont il est même très éloigné ». Alors la bonne femme, qui savait bien son fait, se mit à pleurer et dit : « Mon cher père bien-aimé, je ne suis pas du tout dans l’erreur et je ne me trompe pas du tout, mais mon misérable homme de mari se trompe lui-même et a honte de confesser cet énorme péché. Fiez-vous à moi, qui le sais bien. Il est plus enveloppé dedans qu’un poussin dans l’étoupe. Revenez à lui, mon père, et reparlez-lui, de grâce, et ne prenez pas garde à ses dénégations, car je vous assure qu’il vous a dit un mensonge. — Bien, Madame, dit le bon frère. Je reviendrai demain matin pour le faire communier, et, s’il en est ainsi, je ferai ce qu’il faut ». Après quoi il prit congé de la femme et s’en retourna au couvent des Grâces.


Le lendemain, il vint retrouver le malade, et, l’ayant salué, lui dit : « Mon fils, je suis revenu pour que, ce matin, tu reçoives notre Sauveur, comme doit faire tout fidèle chrétien. Et, en vue de le recevoir, il faut préparer notre esprit à être le digne logement d’un tel hôte. Pour cela, il faut s’être entièrement confessé de tous ses péchés et ne rien cacher au prêtre. Hier, tu m’as affirmé n’avoir rien d’autre à me dire. Or, je suis averti de bonne source que, par vergogne, tu t’es cru obligé de me taire un péché qui est en toi. Mais cela n’est pas possible. Si tu avais mis le Christ en croix et t’en repentais du fond du cœur et t’en confessais, il serait prêt à te pardonner, bien que crucifié, les bras étendus. Ainsi, mon fils, dis-moi librement ton péché, et, de même que tu n’as pas eu honte de le commettre, n’en aie pas de me le dire. Penses-tu être devant le juge du méfait et avoir à craindre pour ta vie ? N’aie pas peur, et dis tout comme ce fut. — Mon père, répondit Porcellio, je me suis dûment confessé hier et, à toutes les questions que vous m’avez posées, j’ai répondu la pure vérité. Cependant, si vous avez un doute quelconque, dites-le, et je vous en éclaircirai aussitôt ». Alors le moine, plein de zèle pour le salut du pécheur, lui dit : « Mon fils, il m’a été affirmé que tu es très coupable, et je dis même extrêmement, du péché contre nature. C’est pourquoi, s’il en est ainsi, tu dois me l’avouer et rougir d’un vice aussi énorme, et décider fermement de ne jamais plus le commettre. Si tu t’en confesses, je t’en absoudrai. Sinon, tu iras en proie à Lucifer, parmi les insupportables peines infernales ». Porcellio, outré de ces paroles, dit presque en colère : « Messire, qui êtes-vous donc pour me répéter quelque chose qui n’est pas vrai ? Vous devez, sur ce cas, m’en croire moi, et non pas les autres. Personne ne sait mieux mes affaires que moi ». Le saint moine, entendant cela et sachant qu’il faut croire le pénitent, dans ce qu’il dit contre lui-même aussi bien qu’en sa faveur, lui répondit de la sorte : « Mon fils, j’ai fait mon devoir, selon que la bonté divine m’a inspiré. On va tout de suite mander au curé de ta paroisse d’apporter le sacrement de l’autel. Je l’ai déjà averti ».


On courut chercher le curé. La femme, voyant que le moine était resté longtemps avec son mari, pensa que, puisqu’il allait recevoir la sainte eucharistie, il s’était confessé de tout. En attendant, le saint moine raisonnait de bonnes choses avec Porcellio, qui lui dit à un certain moment : « Je ne sais et ne veux savoir qui m’a donné auprès de vous l’infamie du péché contre nature, lequel ne fut jamais en moi. Dieu le lui pardonne ! ». Et là, il commença avec serment d’assurer au moine qu’on lui avait dit un mensonge, et il en appela au témoignage de tous les saints du ciel, avec les plus terribles paroles du monde. Le bon frère, qui le voyait aux approches de la mort, ne pouvait s’imaginer qu’il ne lui dît pas la vérité. Aussi, le curé étant arrivé, Porcellio reçut le sacrement de l’autel et montra en apparence une grande contrition. De quoi sa femme parut très contente, pensant lui avoir procuré le salut.


Lorsque le moine se retira, elle l’accompagna jusqu’à la porte, le remercia extrêmement de l’œuvre sainte qu’il avait faite avec son mari, et le supplia de prier Dieu qu’il se maintînt dans cette opinion et ne retournât plus à son vomissement. Le moine lui fit un honnête reproche et lui dit : « Madame, vous êtes obstinée plus que jamais et vous péchez vous-même en ayant une mauvaise opinion de votre mari, dans des choses où il n’est pas coupable, et en l’infamant, comme vous faites, d’un vice aussi honteux. Cela n’est pas bien et l’on ne doit pas agir ainsi ». La femme, ouï cela, retint le moine, qui voulait quitter la maison, et lui dit : « Mon père, je ne voudrais pas vous voir partir scandalisé, car je n’ai pas agi par malice, mais je ne voudrais pas non plus que mon mari mourût comme une bête. Jusqu’ici, il a vécu en effet pis qu’un animal privé de raison, et je souhaiterais de toutes mes forces que sa mort fût celle d’un bon chrétien. Ce que je vous ai dit de lui, ne pensez pas que ce soit par jalousie ou par quelque léger soupçon qui me soit venu de lui ; je ne le mettrais pas en cause si futilement. Mais j’ai tout vu de mes propres yeux et ne suis pas la seule, pauvre de moi ! à l’avoir vu : tous dans la maison vous en rendraient témoignage. D’ailleurs, je lui en ai fait cent fois de très grands reproches, et vous jure qu’en ma présence il n’aurait pu le nier. Ainsi, mon père, ne vous souciez pas de ce qu’il vous dit, mais, au nom de Dieu, retournez dans sa chambre et faites en sorte de l’arracher aux griffes du diable ».


À cela, le saint homme resta fort troublé et revint vers Porcellio pour lui dire : « Hélas ! mon fils, je ne sais que croire de ce que tu me dis de toi. Tu me nies avoir péché contre nature alors que tu es plus chargé de ce péché que si tu avais sur le dos le poids de la cathédrale de Milan. Néanmoins je suis désormais certain que tu es mille fois plus gourmand des jeunes garçons que la chèvre du sel ». Alors Porcellio, de sa voix la plus forte, et secouant la tête, s’écria : « Ô père vénérable, vous ne savez pas m’interroger. M’amuser avec les garçons est pour moi plus naturel que le manger et le boire. Et vous me demandez si je péchais contre nature ? Allez, allez-vous-en, messire, car vous ignorez ce que c’est qu’un bon morceau ».


Le saint moine, étourdi par cette voix diabolique, enfonça la tête dans ses épaules et, regardant Porcellio, tout effaré, comme il eût regardé un monstre épouvantable, lui dit en soupirant : « Hélas ! seigneur mon Dieu, j’ai fait mettre le Christ dans une fournaise ardente ». Et il sortit. Rencontrant la femme, il lui dit : « Madame, j’ai fait ce que j’ai pu ». Porcellio appela sa femme, qui accourut, et le ribaud lui dit : « Femme, fais-moi vite apporter un seau d’eau ». Comme elle demandait pourquoi, il répondit : « Je veux éteindre le feu autour du Christ, car cet imbécile de moine me dit que je l’ai mis dans la fournaise ». Et il conta le tout à sa femme, qui crut mourir.


Porcellio ne mourut pas et guérit complètement. Mais la chose se divulgua à la cour et dans Milan, si bien qu’il était montré du doigt par tout le monde et n’osa plus sortir. Vous pouvez bien penser que, de même qu’il avait vécu en bête, il mourut en bête. Aussi peut-on dire que le loup change de poil, mais non pas de vice.


(Traduit par Roger PEYREFITTE)



Version originale en italien :
Novelle — Prima parte, Novella VI

Voir aussi

Source

« Nouvelles. Première partie, Nouvelle VI » / Mathieu Bandello, trad. Roger Peyrefitte, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, dixième année, n° 111, mars 1963, p. 131-136. – Paris : Arcadie, 1963 (Illiers : Impr. Nouvelle). – 52 p. ; 22 × 14 cm.

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