L’Élu – Chapitre III

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Chapitre III


Et l’image de l’adolescent très beau fleurit au milieu de ses pensées. Ses regards intérieurs voyaient, dans la jeune figure pâle et robuste pourtant mais délicieusement gamine encore, les larges yeux de lapis presque noirs lui sourire d’un air doux et triste. Et Luigi, puisque Pierre au moins connaissait son nom, ce peu de lui, Luigi s’immobilisait étrange et charmant parmi les rampes fleuries de la place d’Espagne et, dans Rome éblouissante, étincelait au centre d’une gamme harmonieuse de roux et d’ors pâlis…


Le gardien reçut Pierre Pélissier au seuil de l’Académie de France et le fit monter au premier par un large escalier sombre après quoi, dans un couloir, il frappa à une porte trapue qui s’ouvrit aussitôt. Le plafond était bas et voûté de cette pièce demi-sombre aussi, bien qu’à son extrémité une baie en carré, comme creusée dans le roc, aspirât un flot de lumière puisé sur le panorama scintillant de Rome…


Jean Bérille était venu ouvrir lui-même et, quoique prévenu, s’exclama :

— … Pierre !… mais se reprenant, affectueux, presque câlin en retenant dans ses mains les mains tendues de son ami : – mon Pierre !

— Toujours aimable, Jean… Sais-tu qu’une des grandes joies de ma tournée aux pays du soleil fut la perspective de te revoir, ici surtout, monsieur le Prix de Rome, dans cette Villa Médicis qui, tout jeune, t’hypnotisait déjà – et, dans cette Villa, au milieu de ton home un peu voilé comme de nuages bleus d’où va percer le jeune rayonnement de ta célébrité.

— … Ce Pierre ! toujours gentil… et dénicheur de doux propos… toujours occupé à bercer quelque histoire d’amour…

— … qui persiste à dormir…

— … d’amitié au moins.

— D’amitié. Tu dis juste, puisque nous ignorions, au collège, qu’elle pût être d’amour…

— Sais-tu que tu es ravissant, Pierre ?

— Non.

— Gentil comme tout…

— Non.

— Et que tu sais plaire autant que jadis ?

— Mais tu me fais des compliments comme à une femme, grand gosse !

— C’est vrai, pourtant ! J’étais bien à cent lieues de mesurer la forme que je donnais au plaisir de revoir mon petit Pélissier… Dis donc, si tu t’asseyais là… non… là, plutôt, près de la fenêtre de ma cellule… Regarde, Pierre, admire, mon grand… Vois tout ça ! Est-ce joli !… Est-ce épatant !… Vois-tu Rome ?… Est-ce… Dis donc, c’est vrai ; je t’ai fait des compliments comme à une femme !… Je suis un peu fou, tu sais ; je l’étais dans le temps, du reste, et ça n’a fait qu’empirer… Te rappelles-tu ce que je me suis fait enlever par le P. Thomas quand il m’a chipé à mettre en musique des vers de ce pauvre Thellier ?… Non, on n’a pas idée de ça… Et ce que je me suis fait aubader par ma famille !… Non !… Ce qu’il y a de mieux c’est ce rossard de Thomas nous faisant venir à la chapelle, après le savon paternel et les larmes maternelles, André Dalio pour chanter ma musique, moi pour accompagner ce joli gosse – tiens, j’en ai trouvé un presque pareil ici, tu verras – et Thellier pour nous écouter… Ah ! le rossard ! On ne s’embêtait pas avec lui. Sacré Thomas, va !… Je comprends qu’ils soient obligés de f… des types comme ça à la porte pour avoir leurs élèves. Si ils s’y prenaient honnêtement bien sûr qu’ils ne leur en enlèveraient pas beaucoup… Tu le vois nous disant : « Mes amis, nos règlements s’opposent à toutes vos petites manigances ; vous êtes ici pour faire des maths exclusivement ; pris en défaut : pincés ! Mais comme je trouve, moi, que Thellier a raison de faire de jolis vers, Bérille de s’esquinter à les mettre en musique et Dédé de les bien chanter, si je suis obligé de les coller, en classe, dans leur temps libre ils peuvent compter sur moi. » Ah ! les mufles ! Je comprends qu’il leur faille des gendarmes pour empêcher les P. Thomas de faire du tort au recrutement de leurs bahuts !… Tu as vu : Stanislas exclu du Concours général… Quels cochons !

Et Pierre souriait de l’exubérance un peu débraillée du Jean Bérille d’autrefois devenu vigoureux et fort avec de beaux traits sévères et virils, câlins aussi un peu quand ses bons yeux marrons dans son visage brun et mat, riaient au petit gosse de jadis.

Jean avait bien raison. Son ami restait avec tout le charme d’une adolescence sans afféterie et d’une robustesse sans brutalité. Et Jean le regardait, curieusement éclairé d’un côté par le jet lumineux lancé par la baie ouverte au-dessus des chênes-verts taillés à plat, en quinconce devant la Villa.

— … Comme à une femme… c’est vrai… Eh bien ! « mon Pierre » comme disait de Bricey après Thellier, tu es un de ces êtres pour qui la sympathie que l’on porte en soi, brûlant de s’offrir, semble avoir toujours été et demeure pareille au temps où, insensiblement, elle trouva dans notre cœur la place qu’elle ne veut plus abandonner. Je t’assure, je t’assure, Pierre, que l’on continue à voir ces êtres-là qui vous ont un jour charmé de je ne sais quelle façon, tels qu’on les a connus et aimés. Ils restent. Leur figure sourit à travers l’existence, qui fuit vers l’avenir en laissant voir, à chaque minute du présent, qu’elle se souvient… Ils ont ce charme – je me répète, je crois – ce charme, cette jeunesse amicale. Enfin ils sont comme toi, mon Pierre, très gentils, très affectueux, très simples, très bons. Je n’ose pas dire très beaux, tu te fâcherais.

— Tu as fini ?

— Non ; mais je continue en moi pour ne pas que tu entendes.

Si Pierre n’eût été mordu du souvenir de Luigi il se fût uni à la gaîté affable de Jean, heureux comme au collège parce que un peu de ce collège gracieux vivait auprès de lui avec son ami Bérille.

Ils se penchèrent ensemble à la fenêtre, une de ces fenêtres communes aux entresols des palais italiens et dont le modèle se retrouve encore sous l’attique pour laisser toute l’ampleur aux baies immenses du second étage réservé aux galeries somptueuses et aux salles d’apparat. Devant eux des chênes-verts compacts aux feuillages taillés en terrasse recouvraient une large vasque moussue et ruisselante d’eau limpide placée juste devant la porte de la Villa, de l’autre côté du chemin en bordure de la rampe élevée jusqu’au Pincio. Après, sans transition, les regards étaient attirés à l’extrémité de la ville, où Saint-Pierre dominait l’horizon de toute sa coupole de plomb, casque bleu pâle posé sur l’énormité de ses architectures roses.

Devant cette masse le reste s’estompait des maisons, des palais et des églises qui, de la basilique Vaticane au château Saint-Ange, du château Saint-Ange aux Prati banalisés, passaient le Tibre et venaient affluer jusqu’à la place du Peuple et contre la Villa Médicis, la Villa Médicis dont la façade trapue et les deux campaniles rigides pesaient sur les rampes de chênes-verts.

Pierre avait bien vu des nuages bleus dans la pièce occupée par Jean Bérille. Le Prix de Rome, en laissant brûler des résines odorantes dans une cassolette de bronze, ne voulait pas, par là, exciter une piété depuis longtemps combattue par l’envahissement d’un paganisme très moderne et très aimable, mais il lui plaisait que ce parfum de sensualisme religieux demeurât parmi les bibelots, les statues, les tableaux de sa chambre palatiale. Les ors atténués d’anciens ornements sacerdotaux scintillaient dans un rai de soleil qui prenait en écharpe les premiers plans contre la fenêtre. Il y avait, appuyée sur son chevalet, une aquarelle inachevée où Jean essayait de fixer les brèves incandescences du couchant dont les brasiers avant de s’éteindre au loin enveloppent d’un ultime réseau de flammes la silhouette pesante de Saint-Pierre. Ce spectacle unique au monde dans les conditions où il s’offrait à Rome, renouvelé chaque jour, était pour Jean un inépuisable sujet d’enthousiasme… Il sentait s’élever de là ces notes empoignantes qu’il répandait dans ses compositions où l’humanité tressaillante tour à tour hurlait ses douleurs ténébreuses ou couronnait les renouveaux joyeux d’avril de pâles corolles cueillies aux vergers en fleurs. C’était alors le Jean Bérille adolescent à qui ses maîtres confiant le grand orgue dans la chapelle du collège, le Jean mutin, gracieux et joli qui soutenait, sous l’effort de ses mains de seize ans, d’un accompagnement d’amour, la voix fraîche, grave un peu, et comme douloureuse par l’excès même de sa beauté, d’André Dalio ; et cette autre, puérile et douce comme un pépiement d’oiselet, la voix de Pierre Pélissier. Quand, aux mois de Marie, les trois adolescents chantaient les musiques douces des cantiques et des oratorios, de la tribune on voyait, inquiètes, des têtes de quinze ans soulever, sous leurs jeunes fronts nimbés de boucles brunes et blondes, leurs grands yeux curieux pour regarder si les anges joueurs de théorbes et les séraphins porteurs de luths ne s’éveillaient pas entre leurs caissons d’or sous la voûte de la chapelle…


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