L’Élu – Chapitre IX

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Chapitre IX


Et ce soir était un de ces soirs…

Tout de suite Pierre voulait commencer à savoir ce que fut Djino et, si quelqu’un avait eu pitié de lui, si peu que c’eût été, l’en récompenser… bien que Djino le dissuadât de cette corvée.


— Non, c’est par ici, monsieur Pierre.

Et la voix de Luigi chantait. Oh ! la voix délicieuse et gazouillante de Djino ! Comme dans le soir on ne voyait ses yeux puérils que par intervalles, en passant sous un réverbère, alors il parlait. Et sa voix était bleue et blonde comme ses yeux et son front ; elle comblait de fraîcheur et de musique câline et veloutée l’obscurité ravissante des orbes où ses beaux yeux se reposaient sous l’arc impertinent des sourcils.

— Nous prendrons par le pont San-Angelo, si vous voulez, monsieur Pierre ?

On eût dit qu’il parlait à son âme vivante auprès de lui tellement il mettait, le petit collégien, de douceur à dire ces mots : monsieur Pierre.

Comme Pierre ressentait cela !

Quand ils eurent franchi le Tibre et dépassé la masse colossale du Môle d’Hadrien :

— Vous dites, Djino, Borgo San-Michele ?

— Oui, monsieur Pierre, puisque vous voulez aller jusque-là malgré tout.

— Je veux aller moi-même remercier votre vieille logeuse, mon pauvre petit. Les gens qui eurent pour vous quelque attention ne sont pas si nombreux. Les mercis seront vite distribués, hélas !

Dans la décrépitude de ces maisons dont les ossatures loqueteuses s’accoudent aux terrasses de la Villa Barberini, Djino désigna la plus misérable, une dont l’escalier commençait immédiatement au seuil ouvert sur la rue et grimpait vers une cour étayée sur d’innommables détritus. Des portes pendaient à des gonds rongés de rouille dont quelques-uns avaient été remplacés par des lanières de cuir. La marmaille grouillait de toutes parts dans l’obscurité ; et Pierre vit aussi que des couples s’abîmaient derrière les rideaux crasseux des fenêtres disloquées, en d’abominables joies…

Il retint Djino contre lui.

On gueulait là-dedans ; et des mots horribles venaient se coller aux murailles désagrégées, lancés comme des paquets de gluantes immondices.

— C’est là, monsieur Pierre. Pourquoi voulez-vous entrer quand même ? Il vaudrait mieux, encore maintenant, partir…

Les deux jeunes hommes entrèrent. Pierre n’avait pas peur. Il vit, béant sur la pièce empuantie, une partie du plafond suspendue par un mauvais treillis de fils de fer éventré. L’enduit des murs disparaissait sous des gravures de journaux illustrés sans cesse ajoutés les uns sur les autres. Il allait appeler ; mais quelque chose bougea dans un coin et hulula, la bouche pleine, en remuant les cendres qui s’avivèrent d’un brasero de cuivre où mijotait ce ragoût dont l’odeur huilait l’atmosphère épaisse de la… du… du chenil. Pierre ne savait pas comment désigner ce taudis que seul lui permettait de distinguer la réverbération lointaine d’un bec de gaz dans la rue… Et c’est là que Djino serait rentré coucher !…

Le grognement glapit quand Djino parla. La chose mouvante avait reconnu sa voix. Mais le glapissement grogna de mauvaise humeur quand l’adolescent annonça qu’il ne rentrerait pas ce soir. – Djino avait supplié Pierre de n’annoncer pas son départ de cette bauge parce que, disait-il angoissé, il y allait de sa vie. Ce dont Pierre s’étonna, en souriant d’une telle exagération. – Pourtant le grognement fit bien entendre des menaces que Pierre distingua mal dans le mauvais argot trastéverin. Mais quand cette chose informe d’où s’exprimait, dans l’ombre poisseuse, la volubilité hargneuse des paroles, comprit qu’on allait lui donner de l’argent elle s’adoucit et se mit à geindre. Ce n’était pas de l’argent qu’elle voulait, c’était que Luigi ne manquât pas à sa fille et qu’elle, la vieille Paola, conservât l’espoir de retrouver à cet enfant des parents riches, riches, qui un jour la dédommageassent des sacrifices (!) qu’elle faisait, qu’eux tous faisaient pour lui. Elle ne soignait Luigi avec une parcimonie misérable et moyennant que l’enfant mendiât pour lui rapporter des sous – que dans l’espoir de récupérer ses soins hideux et les attentions goulues de sa fille.

Pierre fit craquer une allumette. La matrone se tut en voyant le jeune homme mettre dans sa main terreuse et ratatinée la pièce d’or qui payait cent fois le gîte horrible de son petit ami. Et Pierre venait d’entendre parler d’une fille… – Quelle fille ?… Il n’osait interroger Djino. Une sueur d’angoisse perlait à son front. Et il venait là pour remercier, pour témoigner de sa reconnaissance à la sorcière !!!

Djino avait raison ; il n’eût pas fallu venir ; mais il était urgent maintenant d’échapper à ce coupe-gorge où déjà se montraient deux ou trois figures louches qui ricanèrent salement en écoutant la matrone annoncer que Djino ne rentrerait pas ce soir. Heureusement il n’y avait aucune lumière. Pierre ne remarqua pas la fille dont la voix rauque ne se distinguait pas d’entre les organes rugueux des mâles. Tout de suite ils surent que Pierre n’était ni le père, ni le cousin, ni l’oncle, ni rien à Luigi. Alors, bien que la vieille eût montré son or, de basses insultes tombèrent sur eux. Pierre protégeant Luigi sortait à reculons. Un homme s’avança qui crut devoir s’effacer devant le revolver que Pierre fit briller dans sa main. Mais une pute, qu’un des mâles nomma la Sanguisuga, vint frôler l’enfant d’un geste effroyablement obscène et souffla dans la jolie figure très pâle de Djino, en osant coller sa bouche sur lui, une infâme accusation qui souillait ensemble les deux jeunes hommes… Pierre ne répondit pas, d’abord parce que cette femelle était femme malgré tout, ensuite parce qu’il était avec un enfant et qu’il sentait capables de tout les bandits auxquels il venait arracher une proie.

— … N’ayez pas peur, Luigi ; je suis auprès de vous !…

On les laissa partir, puisque Luigi reviendrait avec de l’or !…


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Et quand ils furent dehors tous deux, aucun n’osait parler le premier…

Ils remontèrent vers la place Vaticane dont les fontaines colossales, en gerbes échevelées, rebondissaient au milieu des vasques de granit et répandaient leurs grondements mouillés parmi le cirque immense de la Colonnade du Bernin.

Ils s’arrêtèrent, perdus dans la forêt immobile, entre les fûts énormes des colonnes.

Pierre tremblait ; cette révélation l’atterrait :

— … Est-ce vrai, Luigi, ce qu’a dit de sa fille la Paola ?

— C’est vrai, monsieur ; mais quand j’avais faim… c’est à cette… condition seulement que je pouvais dîner… et me coucher quand je n’avais pas d’argent.

— … Vous l’aimiez, Luigi !

— Non… Elle me forçait ! Puis, suppliant et meurtri, navré que l’insulte immonde ait rejailli jusque dans la fierté de son grand ami et eût pu détacher de lui soudain cet être qui, le premier, avait révélé à son cœur d’enfant demeuré vierge, lui, tandis qu’une gouge violait son corps, cette chose dont son enfance tôt fut sevrée et qu’il ne connaissait plus : la douceur, – Luigi tendrement se tourna vers cet étranger affectueux qui était passé près de lui et qui allait s’éloigner, le laissant seul encore, bien plus seul qu’avant, sur le misérable chemin où s’épuisait son adolescence sans joies. Déjà il voulait oublier son nom :

— Il vaut peut-être mieux, monsieur, ne pas aller jusqu’au bout de votre bonne action, si vous devez encore souffrir par moi. Il vaut mieux me laisser tel que vous m’avez trouvé ce matin et… là… tout à l’heure, – ajouta Luigi, tandis que sa jeune fierté aussi se cabrait douloureusement sous la fange jetée sur sa chair après laquelle, là-bas, dans le bouge du Borgo San-Michele, déjà hurlait la femelle accoutumée aux étreintes fougueuses que le petit collégien ne pouvait maîtriser quand elle le faisait se pâmer de caresses étranges et sauvages, et sans tendresse, dans le lit chaud et crapuleux qu’il payait de sa jeune pudeur et de ses forces détournées de leur paisible épanouissement…

Mais Pierre, qui mesurait tout à coup les ravages que cette fille et d’autres peut-être avaient pu exercer sur la puérile adolescence de Luigi, le guida jusqu’au milieu de la place. Sous les masses du Vatican et de San-Pietro les ombres lourdes effaçaient les ultimes lueurs du crépuscule depuis longtemps achevé. Ils furent tout petits, dans la majesté des architectures cyclopéennes, au centre de l’ellipse où la Vraie Croix morcelée érige ses fibres augustes sur l’obélisque de Caligula.

— … Vous me jurez, Luigi, que votre cœur n’est pas demeuré… là-bas ?

— Je le jure !

— … Et que votre petit corps charmant, que je croyais vierge à son éclat très pur et à la candeur voilée de vos yeux, n’a jamais consenti ?

— Quelquefois j’avais faim depuis deux jours… Monsieur… alors… elle faisait ce qu’elle voulait…

— Celle-là seulement ?

— Une autre encore avant elle… – Et la voix de Luigi tremblait beaucoup en disant cela. Il ajouta : Puisque vous allez demain aux Bene fate, fratelli, vous saurez tout, monsieur… Mais, peut-être, j’aurais été plus honnête en m’accusant tout de suite… et en vous épargnant la peine de me dire que votre attachement pour moi… vient de finir !…


Ils étaient dans un désert ; et même les rumeurs lointaines de la ville s’arrêtaient au seuil de cet enclos gigantesque où des siècles de splendeur maintenaient encore leurs fantômes pétrifiés, et sur la disparition desquels pleuraient les fontaines de granit… Et Pierre sentait, de son cœur, cet attachement dont parlait Luigi et qu’il avait ignoré jusque-là, déborder jusqu’aux confins de l’amphithéâtre glorieux et défier les masses colossales du Bernin de l’égaler jamais !

Il n’avait pas souffert, depuis son enfance tremblante et résignée, au seul mot d’amour : il n’avait pas pleuré, dans son adolescence timide, l’inquiétude épuisante de ces aspirations ; il n’avait pas sangloté, dans sa jeunesse énervée, et refoulé brutalement ses désirs sous le poids tyrannique des préjugés ; il n’avait pas, enfin, supplié, prié, pleuré, tremblé, pour que les transes infinies de son cœur, de son âme et de sa chair devinssent inutiles, là, tout à coup, parce que l’être choisi entre tous, et frère de sa pitié fraternelle, frère de son âme aimante, frère de son cœur avide de se fondre en le cœur élu – parce que cet être, déjà avait perdu l’intégrité de son corps, de ses affections, et abandonné à d’autres des gages d’une sensibilité que Pierre attendait tout entière pour en garder jalousement les moindres émois ! Luigi, malgré tout, restait Luigi. Et toutes les hontes accumulées n’eussent rien enlevé à cet enfant délicieux dont l’emprise inéluctable sur Pierre ne laissait plus libre aucune parcelle de lui-même. Pierre souffrait horriblement, mais son affection se grandissait de toute cette souffrance. Il ignorait Luigi avant ces révélations terribles. Depuis que l’adolescent venait de griffer jusqu’au sang son être endolori, depuis que pour ce gamin charmant il avait subi, d’une fille, l’insulte suprême, – il le connaissait, il l’aimait, et rien ne pouvait l’arracher à cette existence qui, dans un jour, venait d’absorber la totalité de la sienne…

Jusqu’à ce bouge où de la basse crapule, sans vergogne, se saoulait des ivresses de la chair fermentée et râlait les transports de sa chaude animalité entrée dans la phase résolutive d’un rut obscène, – Pierre n’avait considéré rien autre en la gentillesse adorable de Luigi que le charme frais et les regards amis de l’enfant. Il ne devait être que le petit compagnon, précieux comme un objet splendide et rare où reporter ses yeux, et – puisque ce rare objet vivait et pensait – avec qui échanger d’affectueux propos. L’enthousiasme de Pierre à la vue de l’adolescent contenait un respect étonné qui immobilisait dans un arrêt angoissant la somme de ses facultés. Son intelligence s’interrogeait sur le bien que son cœur voulait à ce gamin très beau dont la nudité, même tout entière apparue, restait comme un très pur complément de son doux visage ingénu. Et le mot amour craignait d’aborder la magnificence pâle de ce jeune front et de troubler les rêves immaculés de ces yeux célestes. Car il y avait de la magie dans cette vision adolescente qui n’avait pas laissé Pierre libre d’en accepter le joug ou de le repousser, mais qui s’était imposée si violemment à lui qu’il ne songea même pas à l’écarter. L’ascendant irrésistible du petit marchand de fleurs avait fondu sur sa volonté surprise avec la force d’un élément en lui interdisant de réfléchir et de se défendre.

Et tandis que Luigi se tenait auprès de lui, tout menu, dans le gouffre béant de ces colonnades qui, dans le fond, se rejoignaient sous la coupole écrasante de Buonarroti, Pierre sentait perler à son front une sueur glacée comme si les embruns des fontaines jaillissantes se fussent condensés sur son visage très jeune et très gamin, en même temps qu’une brûlure parcourait le réseau de ses veines, brisait en lui tout ressort et laissait les multiples impressions de ce jour grossir en des images de délire. Et son état de fièvre donnait une importance affolante à la plus insignifiante et d’ailleurs, dans ce moment, la plus inébranlable décision.

— … Vous me jurez, Luigi, que votre cœur n’est pas demeuré là-bas ?

Cette phrase insensée martelait ses syllabes aux tempes frigides de Pierre.

Son cœur !… Pourquoi son cœur ?

Qu’est-ce que Pierre avait à faire du cœur de cet enfant ? De quel droit prétendait-il en disposer ?

Et pourtant la pensée que ce petit cœur de gamin pût en effet demeurer là-bas, là-bas où cette femme de tout à l’heure, cette Sanguisuga féroce revendiquait pour son rut précisément ces étreintes voluptueuses dont les beaux yeux de Luigi gardaient les traces dégradantes et adorables, auxquelles Pierre ne devait même pas songer ! – la pensée que ce petit cœur de gamin pût demeurer là-bas et que sa chair pût préférer à des caresses amicales les stupres épuisants qui magnifiaient maintenant ses jeunes yeux dévirginés, cette pensée déchirait la volonté de Pierre et chassait vers ses tempes l’angoisse froide d’une agonie…

Et pourtant, de quelle voix douce, et mignonne, et désolée, et franche, et sincère – ah ! comme Pierre cherchait à se persuader tout cela ! – avec quelle voix câline, et sûre, et désintéressée dans le mortel délaissement d’un bonheur à peine entrevu qu’il voulait abandonner pour la tranquillité de celui qui le lui avait offert imprudemment, avec quel accent désolé Luigi avait dit : « Il vaut mieux me laisser tel que vous m’avez trouvé ce matin… peut-être j’aurais été plus honnête en vous épargnant le chagrin de me dire que votre attachement pour moi vient de finir !… »

Dans le tonnerre des eaux jaillissantes, Pierre entendait les sanglots monter aux yeux de Djino, de son âme endolorie et de son cœur désespéré ! C’était fini déjà, ce rêve délicieux ; et le charme était rompu que dégageait cet adolescent très joli dont la vue seule avait assailli jusqu’à l’intelligence, jusqu’à l’esprit de Pierre… « Il vaut mieux me laisser tel que vous m’avez trouvé ce matin… » Le laisser… Le laisser… Pierre eût pour lui combattu ce Dieu dont la majesté, dans cette enceinte unique au monde, faisait presque ployer ses genoux…

Luigi voulut parler :

— Monsieur Pierre…

Pierre l’interrompit et, très résolument et très doucement :

— Luigi ?… Voulez-vous m’appeler Pierre, tout simplement ? Vous serez comme mon frère… j’ai besoin de vous aimer…

Et Pierre tendit sa main tandis que de l’autre bras il cernait le cou de Djino. La tête fragile de l’adolescent se reposa, câline, contre la sienne qu’il pencha vers lui ; et ses menottes frêles et fuselées de gamin tendre se réfugièrent toutes petites dans la main généreuse et fraternelle de celui que l’adolescent nomma, tout contre les lèvres empressées à recueillir son consentement délicieux et rassuré :

— … Pierre !!…


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