L’Élu – Chapitre XXV

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Chapitre XXV


Il aurait mieux valu qu’il ne revînt pas.


Elle l’avait chassé après la dernière fois. L’adolescent s’était évanoui dans ses bras : l’œuvre était accomplie. Elle l’avait chassé. Elle n’avait pas envie que ça recommençât !!!

Il se mit à rôder trois jours, trois jours affreusement longs, et trois nuits, sans gîte, sans pain.

Ses vêtements étaient souillés de boue. Il restait seulement un bouton à une de ses bottines. Elle les lui avait coupés par dérision. Plus de chapeau, plus de cravate, plus de faux-col ! Un renouveau de misère sombre, une déchéance plus terrible que la première s’appesantissait sur Djino, en trois jours. Alors il n’osait pas d’abord rentrer… Mais il mourait de faim !


… Le professeur Fédergine avait permis, au bout d’une semaine, qu’il se levât, puis qu’il sortît. Très vite l’adolescent reprit ses forces, et sa jeune robustesse surmontait les rapides excès qui l’épuisèrent dans toutes les sources de sa vie. Mais… mais… le professeur à sa dernière visite ne semblait pas à Pierre très, très content. Non… Enfin !… Djino allait tout à fait bien ; il riait autant qu’autrefois et, très joueur, se faisait câliner par son ami Pierre comme un enfant qui vient d’être malade et se rend mieux compte du bonheur un moment perdu…


Il s’agissait de ne pas manquer la soirée merveilleuse du Grand-Cercle où se rencontraient toutes les élégances, au début de la saison. Pierre et Marc n’étaient pas fâchés d’aller, là, tenir tête à certaines hostilités et fermer la bouche à certaines rumeurs. La magnifique indépendance de leurs positions respectives le leur permettait, et les « jugements de Cour » en face, les laissaient toujours « blancs » quitte à se reprendre en sourdine.

Djino les accompagnait dont la présence excita parmi tant d’admiration quelques surprises. La Miromesnil n’avait donc pas réussi !… Djino accompagnait ses amis, mais Gilberte avait désiré s’abstenir parce qu’elle n’ignorait pas qu’un éclectisme, assez restreint d’ailleurs, présidait, du côté femmes, aux invitations. Élégance et ceinture dorée, ce soir-là, s’avisaient de primer bonne renommée ; mais si Gilberte s’abstenait, elle avait prié gentiment Marc de se joindre à Pierre et Luigi.

Comme ils sortaient de l’hôtel de la rue Raynouard où Marc de Bricey était venu embrasser sa fiancée, un exprès de Me Bonnier-Desroches arrivait communiquer à Pierre Pélissier un câblogramme des Philippines annonçant la réalisation enfin accomplie de la fortune échéant à Luigi De Simone et s’élevant à plus de six cent mille francs… Cette nouvelle ne pouvait rien ajouter à la sérénité charmante des trois jeunes hommes ; elle était parfaite déjà. Mais le patrimoine reconquis par Pierre à son petit ami, grâce aux libéralités du marquis de Meiras, les comblait tous également, et Luigi en ressentait une gratitude infinie pour cette famille qui l’avait accueilli de si grand cœur, pour Pierre qui le chérissait étroitement et le faisait heureux et riche tout ensemble…


Dans le vestibule décoré de plantes vertes où les toilettes se jouaient sous l’éclat des lustres, les valets poudrés s’empressant à délivrer de leurs sorties de bal les épaules des femmes, celles-ci se détournèrent quand les jeunes gens firent leur entrée, bien pris dans leur habit noir et splendides d’une juvénile élégance. Ils représentaient la gloire du nom illustre, le resplendissement de la fortune, l’étincellement de la jeunesse et de la grâce souveraines : Marc d’une aristocratique désinvolture, sans morgue mais avec la fine nuance d’une hauteur spirituelle et souriante ; Pierre très jeune avec ses yeux d’une mansuétude si bienveillante et l’aimable laisser-aller d’un presque adolescent ; Djino… ah ! Djino ruisselait de pâle langueur et de fierté gamine que sa beauté faisait mordante et désirable jusqu’à la douleur. Et puis… et puis, dix-sept ans ! Dix-sept ans plein ses yeux où des halos charmants trahissaient les luxures accomplies et sublimaient les voluptés à venir ; dix-sept ans aussi sur ses jeunes lèvres fraîches où l’ombre d’un duvet impertinent ne révélait encore que la grâce exquise de naître ; et ses cheveux capricieux, où de l’or apparaissait dans le remous des ondulations, couronnaient d’orfèvreries soyeuses le Désir magnifique jailli de tout son jeune corps harmonieux. Car les femmes convoitaient les baisers de sa bouche et les hommes enviaient l’emprise séductrice de cet adolescent et sa puissance incroyable de plaire… Ses aventures avec la Miromesnil étaient le sujet de toutes les conversations ; nul n’en ignorait l’issue ; l’amitié qu’il vouait à Pierre Pélissier paraissait très étrange ; et comme il arrivait entre lui et Bricey les femmes et les hommes étaient jaloux.

Pendant la représentation théâtrale où beaucoup d’invités n’avaient pu trouver place parce qu’ils avaient dû abandonner le parterre aux femmes, un certain nombre d’entre eux se rencontraient au fumoir.

Séparés par la foule ou par l’obligation de s’arrêter pour saluer des connaissances, Pierre, Marc et Djino alternativement se trouvaient réunis, puis à nouveau dispersés. Djino avait aperçu des amis au fumoir, il voulut les y rejoindre, laissant Marc qui devait dans l’instant le retrouver là, tandis que Pierre était descendu quelques minutes au rez-de-chaussée.

Au fumoir on parlait « femmes ». Entre hommes, naturellement… Le Hel pérorait dans un cercle restreint où ses hâbleries grossières trouvaient à peine la médiocre sympathie que sa force présumée aux armes et la veulerie autour de lui avait toujours empêchée de dégénérer en mépris évident. Djino n’avait pas eu le temps de faire quelques pas vers le groupe, qu’il entendit Le Hel prononcer exprès, en le dévisageant, le nom de Gilberte Pélissier accolé à une misérable affirmation… Insouciant du danger de contredire ce Tartarin d’amour et stupéfait de la honteuse calomnie infligée, sans que quiconque bronchât, à sa bienfaitrice, l’adolescent se rapprocha de Le Hel qu’il avait d’ailleurs d’autres raisons de haïr encore, mais inégalables à l’outrage dont frémissait toute son affection pour les Pélissier ; et, tout haut, crânement :

— Vous venez de parler d’une personne dont le nom n’a rien à faire ici, monsieur ; en outre, votre insolence n’est qu’un abominable mensonge !

Face à l’adolescent, Le Hel se drapa dans sa force et, grossier comme un charretier, stupéfait aussi de cet affront :

— Tais-toi, petit merdeux, ou je vais te foutre la fessée comme aux filles.

Djino fut cinglé de ce dernier mot en plein visage, il put à peine se contenir, et dédaigna de le relever :

— Oui, je suis un gamin ; mais j’ose vous dire que votre conduite est celle d’un malhonnête homme…

— Et la tienne… – Le Hel se reprit, heureux d’exercer son cynisme ordurier sur le nom du jeune homme, impunément ; il se reprit en guettant des approbations autour de lui, lentes à venir, et sans deviner que de Bricey entendait tout, de l’escalier, en montant : – Ah ! ça, qui est-ce qui m’a foutu cette Simone-là dans les jambes !…

On commençait à se rassembler.

L’enfant horriblement pâle osa lever le poing sur le visage du gredin. Il allait frapper. Une main solide le retint en même temps qu’une voix impérative s’exclama :

— Djino !!!

C’était Marc de Bricey.

Il y avait du feu dans l’air.

À la mine que fit Le Hel il fut visible que l’arrivée du jeune comte le surprenait encore plus péniblement que la résistance du petit Sicilien. La partie allait être chaude. Marc était le fiancé de Gilberte. Pierre lui-même eût-il été présent n’avait aucun droit sur de Bricey pour défendre la jeune fille.

Marc tenait encore dans sa main le poignet nerveux et menaçant de Luigi. On faisait cercle, et Le Hel sidéré, les lèvres paralysées, blêmissait dans sa barbe en éventail. Il sentit pour la première fois monter autour de lui un flot de mépris et d’hostilité.

Marc de Bricey écarta Luigi :

— … Je savais que vous insultiez les femmes, monsieur ; il vous restait à salir les enfants. Je me substitue à M. De Simone bien qu’il vienne de nous donner à tous une leçon de courage. La personne qu’il défendait m’est chère doublement. C’est mon affaire, nous en reparlerons. Mais j’ai le droit de le protéger, lui, contre les excès de votre chasteté !! Ses affections s’éloignent terriblement de vos amours en effet !… Il n’a pas à cacher, comme vous, sous un masque de censeur impitoyable, les pires débauches. Quand il franchirait la limite permise que lui refuse pourtant votre austère vertu, il resterait à cent coudées de vos hontes et de vos turpitudes dans l’indépendance de son amour… Pardon, ce n’est pas moi qui parle ; de telles choses soulèvent le dégoût ; ce n’est pas moi, c’est Albine de Miromesnil, c’est Éliane Suttermann, Ceuggy-Latour, pour ne nommer que celles dont le nom peut affronter le public. Ces drôlesses, dont l’une fut laveuse de vaisselle, la seconde fille à soldats et l’autre première dans un claque-dents de Toulon, ces drôlesses elles-mêmes les vomissent, vos amours normales !!! Je parle des vivantes ; les mortes sommeillent et les souillées se taisent… Et c’est vous qui outragez ce jeune homme et qui insultez les femmes ?… Savez-vous ce que c’est qu’une femme seulement ?… Nous demanderions plutôt à l’épouse – qui expie dans une solitude hautaine l’imprudence d’avoir accepté votre nom, – si elle sait ce que c’est qu’un homme !… J’ai fini. Je crache la vérité ; je ne vous insulte pas ; car je veux vous faire l’honneur d’envoyer deux de mes amis s’assurer qu’il vous reste un peu de sang dans les veines !!!

Les paroles de Marc allaient comme l’éclair. On eût applaudi si une angoisse terrible ne se fût abattue sur chaque témoin de cette scène empoignante comme une exécution capitale. L’un après l’autre les invités se détachaient de Le Hel… Dans un silence mortuaire il resta seul, livide, accolé à la cheminée : au pilori !

Tout l’auditoire frémissait.

Pierre arrivant sur le seuil du fumoir reconnut au milieu du groupe compact Le Hel, de Bricey et Luigi. Comme il traversait la haie sans cesse grandissante des hommes, Marc poursuivait à voix incisive et déterminée en attirant Djino vers lui :

— Donnez-moi la main, monsieur De Simone. Vous êtes un enfant, mais vous honorez cette qualité d’homme que d’autres croient avoir assez méritée quand ils ont déshonoré le plus grand nombre de femmes ! Je rends hommage à votre virilité courageuse ; elle vous met au-dessus des insultes de ce monsieur !… – N’ayant pas quitté la main de Djino, il l’entraîna ; puis, apercevant Pierre et désignant la salle de spectacle : – Tu viens, Pierre, on joue la comédie par là !…

Les mains s’offraient sur le passage des jeunes hommes, et des femmes qui étaient accourues regardaient avec sympathie le héros de cette scène qui n’avait pas duré une minute et parut cependant un siècle à tous… Mais les femmes s’inquiétaient surtout de la pâleur horrible de ce héros dont l’adolescence et la beauté les touchaient si vivement. Il s’appuyait sur son ami Pierre.

Ostensiblement Fédergine aborda Marc de Bricey :

— Bien travaillé, monsieur de Bricey !

— Vous étiez là, mon cher maître ?

— J’étais là, mon cher enfant… – Il retint Marc entre deux portes : – Dites-moi, vous avez vu dans quel état est le brave petit De Simone ? Je crains de l’effrayer en abordant Pierre ; voulez-vous dire à votre ami qu’il est urgent d’emmener le gamin… tout de suite… Je crains pour lui une réaction pénible après les secousses de cette affaire… Dites-moi, mon cher ami… qu’ils partent, n’est-ce pas ; vous préviendrez Pierre que ma voiture suit la sienne… Dès qu’ils seront rentrés je me présenterai chez le jeune homme… J’ai peur qu’ils aient besoin de moi… Ne me remerciez pas, mon cher enfant… Vous savez que j’aime Pierre comme mon fils… et j’ai pour vous la plus affectueuse estime…


… Djino s’appuyait contre son ami. Le départ de Marc eût semblé une désertion, Pierre ne voulait pas qu’il les accompagnât. Les valets du cercle s’empressèrent autour d’eux et firent approcher le coupé de M. de Bricey. Marc prit les mains de l’enfant et, regardant Pierre très douloureusement, il embrassa Djino au front, avec une infinie douceur, devant tout le monde…

Au même instant Fédergine fit demander sa pelisse et commanda sa voiture… puis il attendit le départ des jeunes gens.

Djino n’avait pas ouvert les lèvres. Aussitôt qu’il fut seul avec Pierre, il pencha vers son ami sa jeune tête élégante, et ses sanglots farouchement contenus parmi la foule des salons illuminés, dans la pénombre du coupé ne connurent plus de frein ! Quelle gratitude nouvelle attachait Pierre au gamin délicieux qui venait de payer si noblement sa dette envers lui ! Aussi, quelles consolations lui prodiguer autres que ces caresses, un peu mieux que fraternelles, tant aimées de Djino ! Comme il les chérissait les paroles amies de Pierre, ces bonnes paroles, ces mots charmants, ces câlineries affectueuses dont sa petite enfance esseulée n’avait jamais connu la douceur et l’appui réconfortants !

En proie à la trépidation morale qui s’accomplissait sous son pauvre front douloureux, pourquoi aussi, comme Pierre dans ses heures de souffrance et de regrets, revoyait-il avec une précision maladive la Trinité-des-Monts et la terrasse de Peterson où Pierre avait désiré connaître la clarté caressante et lumineuse de sa nudité ? Pierre aimait donc plus que ses yeux, et la splendeur de son front, et le balbutiement harmonieux de sa voix !! Pourquoi Pierre n’avait-il pas dit cela tout de suite… mieux ? Est-ce que Djino n’était pas, divine statuette d’argile pâle, à lui tout entier ?… Et Djino sanglotait sous la meurtrissure de sa jeune fierté qu’il sentait tout ensemble atteinte et glorifiée…

— … Alors, mon Djino, voilà que l’on veut faire encore de la peine à Pierre ?… Veux-tu bien vite ne plus pleurer !… Est-ce que Pierre n’est pas là, auprès de toi ?… Et Marc ; est-ce que Marc n’aime pas beaucoup Djino ?… Et mademoiselle Gilberte ; est-ce que Gilberte n’aime pas beaucoup aussi Djino ?… Est-ce que Djino n’a pas vu, tout à l’heure, que tout le monde l’aime beaucoup !… Alors qu’est-ce que c’est qu’un petit enfant comme ça, qui a du chagrin… quand tout le monde l’aime beaucoup !… C’est fini, dis, mon Djino ?… Le petit gosse ne pleurera plus ?… Et Pierre ne sera pas obligé de l’embrasser comme un petit enfant tout petit !… Mon Dieu ! y en a-t-il du chagrin dans ces laids yeux-là !… Petit Djino !…

… Et comme le coupé s’arrêtait rue Raynouard, Pierre les essuyait encore ces laids yeux-là, près desquels ses yeux à lui se brûlaient aux larmes qu’il ne voulait pas libérer devant Luigi. Et ses tempes recevaient en consolant Djino les caresses des boucles blondes et soyeuses de son jeune front très joli…

L’insulte de Le Hel avait été sanglante qui révolutionnait ainsi et révoltait l’adolescent. Et toutes les assurances de Pierre ne parvenaient pas à le calmer. Pierre ne l’aurait pas laissé rentrer seul chez lui, mais pourquoi, si étrangement, Djino le pria-t-il de l’accompagner !…

Ils arrivèrent dans cette chambre plaisante où la sévérité qui convient au jeune homme s’alliait au charme puéril et gracieux nécessaire à l’enfant. Pierre fit tomber les stores et donna de la lumière. Alors il vit sur les yeux de Luigi comme un nimbe terrifiant où toutes les douleurs se trouvaient condensées ; et ces nimbes bleuâtres s’étendaient jusqu’aux tempes fragiles, comme au soir où la Miromesnil le lui rendit mourant… De temps à autre Djino semblait vouloir contenir les battements précipités de son cœur. Il ne voulait aucun secours ; ce n’était pas la peine de réveiller personne ; Pierre était là. Pierre lui versa à boire, de l’eau, dans le gobelet d’argent marqué encore P.P.715, ses initiales, et son numéro de collégien, et le porta à Djino qui se déshabillait dans son cabinet de toilette… Pierre revint l’attendre au pied du lit, sur l’épaisse fourrure de l’ours blanc…

… Djino parut alors tout enveloppé dans son grand manteau romain fait d’une seule pièce de drap noir avec une agrafe et des chaînettes d’argent… Il était livide.

Pierre le considéra et s’étonna de ce caprice. Il était splendide aussi, et Pierre en souffrait horriblement…

Pas un bruit ne venait du dehors : pas un bruit dans la chambre ; seulement, sur le tapis, la caresse des pieds adolescents pris dans des petits souliers de bal très ouverts sur des chaussettes de soie noire transparente… Sur ce qui lui parut être comme une apparition, comme un fantôme tragique étincelant de pure beauté, – cette tête blonde, avec ces yeux d’une magnificence inouïe, seule émergeant d’un voile noir ! Pierre voyait tomber un flot de lumière… Djino venait… il était sur son ami, presque terrorisé, le pauvre gamin joli, chargé, oppressé de cette angoisse devenue tout à coup mortellement silencieuse et comme visible, comme figée dans la grandeur splendide des yeux bleus qui, sous le ciel italien, brillèrent d’une magique et voluptueuse beauté…

Avant que Pierre eût eu le temps de s’en défendre, Djino avait laissé tomber la toge sombre qui l’enveloppait et, ses pieds menus seuls chaussés de noir, se livrait à lui dans l’immarcescible gloire de sa nudité totale.

Pierre poussa un cri…

Djino d’une main blanche arrêta l’essor de ce cri douloureux sur la bouche de son ami et, de l’autre bras tiède et pâle, il s’attacha à lui…

— … Tais-toi, Pierre… Qu’est-ce qu’ils croient donc, les autres, qui m’appellent cette Simone ?… Tais-toi, Pierre… il faut que tu me voies encore… avant… avant…

Il colla ses lèvres enfantines aux lèvres où sa main tiède laissait l’empreinte d’un baume, et dans un râle délicieux, terrible, affolé et calme, très calme, conscient de l’énergie tremblante et du bonheur sur quoi des larmes surnageaient, il dit seulement :

— … Je t’aime… Pierre… Djino t’aime, grand… ton Djino !!!

Et Pierre le pressa sur sa poitrine en le grondant doucement…

… Mais la vision divinisée de Rome resurgissait en lui, blonde, séduisante et pure… Et jamais, jamais ! des lèvres amies n’avaient dit à ses lèvres, dans une étreinte semblable où la chair jeune et splendide se donnait à sa chair aimante et meurtrie : « Je t’aime… »

L’adolescent restait contre lui, enchâssant de ses jeunes bras liés par les mains jointes sur le cou de Pierre, tout son visage aspiré dans un baiser profond… Et Pierre contenait la jolie tête soyeuse de son petit ami… Leurs yeux, jusqu’aux derniers abîmes de leur être pensant, répétaient l’union caressante de leurs lèvres inlassées.

… Puis Djino laissa tomber ses paupières blêmes sur ses regards bleuis. Pierre s’aperçut qu’il le serrait plus étroitement encore, jusqu’à le meurtrir et l’étouffer… et que ses lèvres ardentes s’écrasaient sur ses lèvres comblées en murmurant d’imperceptibles plaintes où revenait aussi le nom de Frà Serafino…

— … Pierre… regarde-moi encore… vite… vite… Djino… veut… ah !… Pierre… Pierre… Pierre !!!

Pierre voulut dénouer l’étreinte folle… Les mains de l’enfant n’offraient plus aucune résistance… elles se détendirent… et, tout à coup déliées, Djino se renversa et tomba comme une masse en entraînant Pierre qui voulait le retenir, dans cette chute terrifiante.

Pierre essaya de se relever… interrogeant le doux visage du gamin… Alors… il vit… sur sa bouche… fluer un mince filet de sang… Il se redressa en hurlant :

— … Djino… Djino… Djino…


Puis il se tut.

Et s’effondra sur le petit cadavre, cherchant encore sur les lèvres de son jeune ami ce qui restait épars de l’âme adorée de Djino – et de son bonheur ensemble envolés.


Frà Serafino ne mentait pas.

La Sanguisuga avait vaincu.



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