L’Élu – Chapitre XX

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Chapitre XX


Rue Raynouard, Djino occupait le petit salon de réception ménagé dans un coin de l’atelier, en attendant une garçonnière très simple que Pierre faisait installer pour lui dans une maison toute voisine. Une garçonnière composée seulement d’une entrée, d’une belle chambre avec cabinet de toilette et d’un minuscule bureau de « petit gosse ».

Pierre n’avait rien révélé à Djino des secrets de Frà Serafino. Il laissait l’adolescent dans l’ignorance qu’il fût possible de recouvrer une fortune très aléatoire, mais il voulait du moins que, le cas échéant, son petit ami n’eût jamais été traité sans égards et qu’il pût lui rester des regrets sur une aisance venue bien tard.

Tout de suite Djino avait été travailleur. Levé avec Pierre dès sept heures, sauf quand la soirée s’était prolongée par le théâtre ou pour toute autre cause – il s’appliquait de grand cœur aux travaux agréables où Pierre excellait. Les visiteurs les trouvaient ensemble, le jeune maître très simple sous sa blouse blanche, et le petit élève, que l’on commençait à trouver très joli, en bras de chemise, avec son col souple qui laissait dégagé son cou en dévoilant une nuque flexible et ferme où le Corrège eût aimé prendre le modèle lumineux de ses blondes carnations.

Trois semaines écoulées, la garçonnière de ce jeune miracle fut prête, et l’installation de Luigi coïncida avec la remise de ses premiers appointements. Sur la demande de monsieur Pierre – quand ils n’étaient pas seuls Djino avait le bon goût de maintenir le « monsieur » dont l’affection de son ami avait bien voulu le dispenser – sur la demande de monsieur Pierre ce fut Gilberte, trésorière, qui remit au jeune garçon les quinze louis rémunérateurs de sa juvénile collaboration. Et petite sœur fut touchée autant que Pierre par l’intention de Luigi désireux d’abandonner pendant plusieurs mois les pièces d’or si agréables pourtant à ses mains de jeune homme, pour qui sont tentations si variées ! – afin de s’acquitter de tout ce dont Pierre l’avait comblé – et Djino avait été très étonné et très charmé, le pauvre enfant, que Pierre n’y consentît en aucune façon.

Tandis que le bien-être de l’orphelin préoccupait ainsi Pierre, il multipliait les démarches nécessaires pour retrouver aussi sa fortune. Muni des actes offerts par les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, et de tous les pouvoirs du consulat général d’Italie, le premier clerc de Me Bonnier-Desroches, avec la recommandation de Marc, était parti aux Philippines dans ce but. Et Pierre gardait à son oncle de Meiras une gratitude infinie pour le soin qu’avait pris le vieillard d’assurer la facilité des recherches en mettant à la disposition de cette entreprise une première somme de dix francs.

Djino en outre trouvait chez Pierre la table aux mets confortables, aux doux propos où se plaisait sa jolie petite personne et s’affinait davantage son esprit pétillant en prenant la note parisienne dont il s’assimilait à ravir l’ironie fine, le bel enthousiasme mitigé d’un scepticisme avec lequel la bonté chez lui trouvait toujours son compte. Pour cela et pour cette grâce intraduisible qui déjà à Meiras, au premier abord, avait frappé Marc de Bricey, l’ami de Pierre aimait beaucoup rencontrer Luigi à l’atelier et se réjouissait de le retrouver quelque part que ce fût. Car Pierre ne négligeait point d’initier son jeune collaborateur à tout ce qui, dans Paris, vaut de ne rester pas ignoré d’un homme, d’un jeune homme aussi, pourvu que ses goûts fussent élégants, son intelligence déliée et qu’il eût horreur de la vertu calviniste autant que du vice sans beauté.

Ainsi, dans cette saison où les fêtes se multipliaient en attendant le Grand Prix, les occasions s’offraient nombreuses, que ne délaissait jamais Pierre, d’être agréable à Djino. La haute situation laissée au fils du professeur Pélissier par le nom de son père, et l’éclat rejaillissant jusqu’à lui des fiançailles annoncées de Gilberte et du Comte de Bricey, tenaient ouvertes à son gré les portes les moins faciles. Luigi De Simone fut bientôt connu autant que Pierre lui-même ; et comme la beauté parfaite du jouvenceau sicilien tenait du prodige certainement, quelque mystère naquit autour de son origine, l’admiration vint ensuite ; et l’envie, la méchanceté parfois issirent de l’attention qu’il suscitait. Jamais sa belle image ne laissait indifférentes les assez libres réunions des gens du grand monde ni celles moins exigeantes où ceux du demi-monde aussi avaient accès, théâtres, soupers et courses…


Par Yves Le Hel, Albine de Miromesnil connut ainsi le bel ami de Pierre Pélissier. Comme si la vipère flairait qu’un autre être rampant avait déjà mordu au flanc la grâce exquise et quasi vierge de l’adolescent, elle eut envie de sa jeunesse, avec le même stupide entêtement féminin qui lui faisait désirer une robe, un joyau rare, un vase précieux dont elle comprenait mal, sinon la valeur, au moins la beauté subtile ; il les lui fallait pour qu’elle eût quelque chose à salir, à gâcher, à dégrader, à briser.

Elle commença à mouiller de sa bave la réputation du jeune garçon, Pierre Pélissier en était atteint du coup. Pierre aussi touchait Marc par sa sœur Gilberte. Or la gaupe haïssait Marc qui avait été généreux avec elle et l’avait gâtée d’une distinction et de hautes manières qu’elle ne retrouvait certes pas chez Le Hel. Gilberte était d’une grâce incomparable, et les journaux en annonçant ses fiançailles vantaient justement la délicatesse élevée de son cœur et n’avaient que des louanges pour la petite nièce du marquis de Meiras. En sus, Pierre n’avait jamais caché l’indifférence méprisante en laquelle il tenait les filles âpres des boudoirs haut cotés, Albine en particulier. La dinde vers qui sifflaient les jars n’avait pas à ce point son maigre intellect anémié qu’elle ne mesurât ce monde qui se détournait d’elle, et le comparât avec désolation à celui que Le Hel traînait à ses semelles. Hors les truculences de sa peau de blondasse, hors la vigueur de son ventre, sa barbe de bellâtre et son anticléricalisme de provincial abruti – il était tout à fait incapable d’aucune pensée un peu élevée. Albine ne le pardonnait pas à Marc de Bricey, tout en méprisant Le Hel, ses plaisanteries cyniques et les cochonneries éructées après boire de cet étalon toujours prêt à saillir. Cette gaupe n’avait pas été sans connaître aussi l’amour de Pierre pour la pauvre Céline Delhostel et combien les peines de la jeune femme charmante trouvaient un écho chez les Pélissier, de sorte que l’infamie de tourmenter la femme de son amant se doublait, chez la Miromesnil, du plaisir d’inquiéter tous ceux qui s’intéressaient aux chagrins de l’épouse délaissée.

Yves et Albine formaient de la sorte un couple parfait, uni par les seuls liens qu’ils comprissent et partageassent l’un et l’autre : la bestialité de qui n’a pas d’âme, la méchanceté de qui manque de cœur et l’insolence de qui n’a pas été châtié encore… Le premier était ce produit magnifique d’une société saoule de femmes, et la seconde était la Vestale souillée d’un autel où les hommes sacrifient tout aux besoins de leur ventre. Lâche et gredin, l’un et l’autre. Le mâle martyrisait une femme et salissait les autres. La femelle en voulait même à son sexe quand il ne lui ressemblait pas ; elle allait s’attaquer à un enfant…


Mais, bien que, de la Sicile chaude aux fringantes floraisons vite écloses sous le soleil ardent, Djino tînt une jeune virilité délicieusement épanouie par toutes les formes robustes de son corps adolescent, il n’était qu’un gamin. Les cernes significatifs de ses beaux yeux allaient s’effaçant malgré que deux ou trois matins aient paru s’émouvoir de leur éphémère recrudescence…

Djino n’était qu’un enfant très svelte et très exquis.

Pierre n’imaginait pas qu’un drame, à son insu, se préparait encore autour de la tête fragile qu’il chérissait étroitement.

Pierre croyait crevée sur les quais de la gare de Rome la Sanguisuga meurtrière qui voulait tuer son petit ami.

Elle resurgissait.

Il lui fallait cet adolescent fougueux et confiant dont la seule présence aux côtés de Pierre insultait à l’omnipotence du Sexe, tandis que pour Pierre cette chère présence adorée était comme une caresse continuelle, une inégalable félicité, une réminiscence divine de ce qu’il aimait le plus au monde dans leurs éphèbes demi-dieux : la Grèce et l’Italie…


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