L’Élu – Chapitre V

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Chapitre V


Oublier Paris ! Pierre eût oublié même le monde, même la France s’il ne se fût rappelé que dans un coin très beau de la Savoie sa petite sœur Gilberte traversait ce printemps, déjà tiède et fleuri à Rome, mais qui devait être, à Meiras, encore frais et tardif. Et Pierre se grondait pour le bien-être ensoleillé et les joies qu’il se donnait tandis que Gilberte l’attendait en lui écrivant ces lettres d’une si tendre affection contre lesquelles il échangeait des quantités de cartes postales illustrées et de nombreux billets où il enfermait chaque fois un gros baiser pour petite sœur.

Certes, oui ! Pierre oubliait Paris, et rien ne l’eût rappelé à ce moment si le nom du plus aimable des Parisiens ne fût venu sur les lèvres des deux jeunes gens en descendant, par les jardins, le perron de la Villa.

Les jardins commençaient tout de suite devant le péristyle où le Mercure de Jean de Bologne se tient en équilibre élégant sur une vasque de marbre. Des pins parasols encadraient au loin une perspective étendue au delà des murs de l’enceinte d’Aurélien jusqu’aux magnifiques ombrages de la Villa Borghèse. Du côté de Rome l’Académie de France reposait sur une façade lourde, sévère et hautaine, tandis que du côté des jardins elle s’élevait en un portail embelli de frises, de médaillons et de guirlandes où des arceaux et des colonnades s’assemblaient aux conques humides des fontaines pour le triomphe d’une architecture plaisante et noble dont les jardins merveilleux complétaient l’aisance heureuse.

Après un tour dans les hauts murs de buis, les allées de bambous, d’orangers, de citronniers et de chênes-verts alternés avec des fûts de colonnes romaines, des statues grecques, des vases et des bancs de marbre où rêver doucement, Pierre et Jean revinrent du côté du palais et descendirent – en passant devant une fontanelle où crache son eau claire un mascaron antique barbu de capillaires trempés de soleil – le raidillon qui les conduisit vers la via Sistina.

En arrêt devant la Trinità de’ Monti Pierre eut le désir et la crainte de rencontrer le beau gamin de tout à l’heure. Il ne le vit pas ; et ce lui fut une déception profonde !

Jean inspecta les paliers et les abords de la place d’Espagne qu’il dominait de toute la hauteur de l’escalier monumental, et dit simplement à Pierre :

— Il n’est plus là…

La place et l’escalier étaient étonnants de vie paisible et mesurée. Des ciociari passaient, vêtus d’invraisemblables hardes aux nuances nullement en opposition, avec la tonalité générale de ce coin de Rome, or, vieux rose cuit et roux, qui donne l’impression chaude d’une atmosphère d’ambre et de lumière comme les voiles d’ocre des tartanes vénitiennes au quai des Schiavoni.

Et Pierre reprit en se retournant encore :

— … Non… il n’est plus là !

Jamais Pierre n’eût pensé que ce il bref, et tout à l’heure inconnu, pût tenir autant de place déjà dans son existence. Ce n’était plus un quelconque gamin, ce jeune mendiant charmeur et robuste dont il ignorait tout sauf le petit nom et qu’il fût de Palerme. Pierre se le représentait comme étant sa chose désormais, une part de lui-même, une part inséparable qu’il voulait attacher à sa vie, retenir à lui comme un objet très aimé.

Très aimée, cette chose qui par malheur se trouvait être une chose vivante, un adolescent d’exquises formes et de souveraine beauté ; un être capricieux peut-être dont il aurait, en supposant que cette existence charmante dût côtoyer la sienne, à souffrir probablement, mais que Pierre n’imaginait déjà plus hors du cercle de sa propre vie ; comme si des liens invisibles, une inéluctable et bienveillante fatalité les unissait l’un à l’autre indivisiblement… Pour quelles joies ? Pour quelles souffrances ? Pour quelles fins ? Pierre tremblait de savoir et n’osait se répondre. Mais la seule pensée que ce jeune garçon pourrait demeurer là tandis que lui, Pierre, retournait au loin, en France, impressionnait douloureusement sa maladive sensibilité. Il se révoltait contre cela et s’enlisait dans le charme où l’avait attiré l’enfant…


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