La civilisation arabe et l’amour masculin (Marc Daniel) – VI

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LA CIVILISATION ARABE

ET L’AMOUR MASCULIN  (suite)




par Marc DANIEL.




VI. — LE BIEN-AIMÉ CÉLESTE

Nous venons de citer suffisamment de pages délicates et pudiques pour soupçonner, dès maintenant, que la sensualité débridée n’est pas le seul aspect que revêt, chez les Arabes, l’amour pédérastique. Ibn Hazm, en particulier, nous a fait entrevoir toute une école de pensée inspirée des néo-platoniciens, qui place l’Éros dans une lumière toute spirituelle et s’achemine tout droit vers une sorte de préciosité assez proche des confins d’un Pays de Tendre mystique.

Or, cette école avait de lointains répondants dans la plus ancienne tradition arabe — antérieure même peut-être à l’Islam. C’était la fameuse tribu des Benou Odhra qui, selon cette tradition, pratiquait un amour chaste — ou tout au moins non poussé jusqu’à l’extrême jouissance. Ne nous préoccupons pas ici des racines religieuses, sinon magiques, de telles pratiques qu’ont connues également l’Inde et la Chine antique, et ne cherchons pas non plus à savoir si les Benou Odhra, censés vivre au sud de l’Arabie, ont réellement existé tels qu’on nous les dépeint. Notons seulement que c’est à Bagdad, à la fin du IXe siècle, que l’amour « odhrite » devait trouver son théoricien et son illustrateur en la personne de Ibn Dâoûd, auteur de ce Livre de la planète Vénus (ou Livre de la Fleur) que nous avons déjà eu l’occasion de citer.

L’amour que chante Ibn Dâoûd est d’un raffinement tel qu’il apparaît, au critique moderne, comme aussi artificiel que les préciosités élisabéthaines. Ainsi cette anecdote : un jour, le jeune Mohammed Ibn Djâmi, ami d’Ibn Dâoûd, étant allé au hammâm, se voila le visage en sortant et remonta à cheval pour rejoindre son ami. Celui-ci, en le voyant, crut à un accident et s’écria : « Qu’y a-t-il ? » — « Je viens de voir mon visage dans un miroir, répond Ibn Djâmi, et je l’ai trouvé si beau que j’ai désiré que personne ne le vît avant toi ! » — Et Ibn Dâoûd s’évanouit (93).

Les disciples des Benou Odhra estiment que « c’est le devoir de chacun de rester chaste, afin d’éterniser le désir qui le possède et le désir qu’il inspire ». C’est ce qu’exprime un hadîth célèbre : « Celui qui aime et reste chaste et ne découvre pas son secret, et qui en meurt — celui-là meurt martyr. »

Ibn Dâoûd cite cette belle pièce de Hamzah Ibn Abî Daïgham :

Nous sommes demeurés cette nuit, toi et moi,
       loin derrière le camp,
nous sommes demeurés sans rejoindre les tentes
       ni suivre l’ennemi,
nous sommes demeurés immobiles dans l’ombre
       et le froid de la nuit,
enlacés, et couverts d’un manteau du Yémen
       plein d’enivrants parfums.
Sous le regard de Dieu, nous avons résisté
       au feu de la jeunesse,
bien que certes nos cœurs, dans cet embrassement,
       aient battu à se rompre,
et nous sommes rentrés, abreuvés de désir
       et de chaste ferveur,
ayant à peine osé étancher sur nos lèvres
       la soif de nos deux âmes.


Et lui-même, Ibn Dâoûd, est sans doute l’auteur de ces vers célèbres et magnifiques :

Pour t’aimer mieux, je veux, en me privant de toi,
garder mon cœur navré, garder mes yeux noyés.
Je t’avais demandé l’étreinte, mais mon cœur,
à défaut de mon corps, a son apaisement.
Ami ! ne cède pas à mon brûlant désir !
On oublie trop tôt ce qu’on a possédé :
Pour t’aimer mieux, je veux rester insatisfait.


Le thème de la « nuit chaste » — faut-il évoquer ici la « nuit chaste » d’Alcibiade et de Socrate dans le Banquet de Platon ? — fut, par la suite, assez fréquemment traité, souvent avec bonheur :

… Nous dormîmes ainsi, toute la nuit, sa tête
doucement appuyée au creux de mon épaule ;
ma seule volupté fut de la contempler.
Au petit jour, il ouvrit l’œil et me sourit :
« Lève-toi », dis-je, « allons : le coq vient de chanter ;
déjà l’odeur du jour monte sur la campagne »
 (94).


On comprend que, vu sous cet angle, l’amour des garçons n’ait plus rien eu qui fût de nature à inquiéter les théologiens les plus orthodoxes. Et, de fait, un saint homme de Bagdad, nommé Aboû Hamzeh, estimait que la vue des beaux visages des jeunes novices dans les monastères pouvait amener les saints à l’amour de Dieu (95).

De là à se servir des expressions de l’amour pédérastique pour chanter, précisément, l’amour divin, il n’y avait qu’un pas, et il fut rapidement franchi.

Il n’entre pas dans notre propos de rechercher ici les origines, ni les différentes variétés, de la poésie mystique arabe. C’est, du reste, un des sujets les plus étudiés qui soient : Louis Massignon et Émile Dermenghem, pour ne citer qu’eux, lui ont consacré de pénétrantes et exhaustives recherches. Mais cette rencontre entre amour pédérastique et amour de Dieu vaut qu’on s’y arrête.

Certes, dans toutes les civilisations et toutes les religions, le langage de l’amour charnel a servi à exprimer les élans de l’âme vers le divin : les noms de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse d’Avila viennent à l’esprit aussitôt, comme, pour la France, ceux de saint Louis-Marie Grignion de Montfort et de saint François de Sales, pour illustrer cette évidente vérité. Mais, chez les chrétiens, l’absolue nécessité d’utiliser le langage de l’amour hétérosexuel a obligé les mystiques du sexe masculin, soit à se mettre eux-mêmes au féminin dans leur élans amoureux vers Dieu (dialogue de « l’âme » avec Dieu, comme dans les cantates piétistes de Jean-Sébastien Bach), soit à diriger leur ferveur vers un Dieu féminisé, c’est-à-dire vers la Vierge Marie. On sait à quels excès ces deux formes d’effusion mystique ont abouti parfois.

Chez les Musulmans, au contraire, l’existence de la poésie pédérastique a permis aux mystiques de chanter, sans aucune transposition, leur amour de Dieu, en utilisant le langage consacré par lequel un homme chante son désir pour un garçon. Presque tous les mystiques musulmans se sont exprimés ainsi, et ce fait suffirait à lui seul pour nous montrer à quel point la pédérastie était entrée dans les mœurs du monde arabe.

À vrai dire, rien n’est plus éloigné de l’élan mystique que la religion, formaliste et légaliste, que prêche le Coran ; mais l’Islam s’était implanté dans des régions où les traditions de ferveur ascétique et d’amour divin étaient trop anciennes et trop profondément enracinées pour qu’elles n’envahissent pas la nouvelle religion ; dès le IXe siècle, le « soufisme » s’était répandu d’un bout à l’autre de l’Empire arabe.

Quelques-uns des plus parfaits chefs-d’œuvre de la littérature arabe appartiennent précisément à cette école mystique, dont l’illustre Al-Ghazâli, au XIe siècle, se fit à Bagdad l’apôtre et le propagandiste, lui qui, dans ses traités de théologie, devait définir avec le maximum de précision la doctrine musulmane orthodoxe en matière de morale sexuelle (96).

Al-Ghazâli en personne est l’auteur d’un certain nombre de poésies mystiques d’expression pédérastique :

Mon bien-aimé m’a visité,
moments d’une douceur parfaite !
mon bien-aimé m’a pardonné
les fautes dont j’étais chargé.
L’ami désiré est venu,
il a dissipé ma souffrance,
il a pris part à mon festin
et mon désir s’est accompli.
Nous avons bu le vin licite,
nos cœurs se sont épanouis.
Remplis mon verre : il est ma joie !
je bois — comprenne qui saura.
Je suis près de mon bien-aimé,
ma lumière est auprès de moi,
les fleurs du jardin nous embaument,
les oiseaux sont ivres de chants
 (97).


À défaut d’un poème du légendaire Soumnoûn, surnommé l’Amoureux, dont l’éloquence mystique faisait se balancer les lampes de la mosquée de Bagdad où il enseignait et mourir d’amour un oiseau venu l’écouter, citons encore ces vers de deux illustres soufis persans — ne serait-ce que pour rappeler que la poésie persane ne saurait sans arbitraire être séparée de la poésie arabe : Fariddoudine Attar (XIIe siècle) et Djelaleddine Roumi (XIIIe siècle).

Du premier :

L’amour de la beauté de Celui que j’adore
       est comme un océan de feu ;
le flambeau s’y allume en flammes lumineuses,
       mais le papillon y périt.
Ô toi qui veux aimer, renonce à tout le reste,
       impiété et respect des rites :
là où règne l’Amour, rien d’autre n’a sa place
 (98).


De Djelaleddine Roumi :

Parmi tout l’univers, mon seul élu c’est Toi,
c’est pour Toi que je suis dans la peine ou la joie.
Hors de Ta volonté, je ne désire rien,
hors de ce que Tu es, je ne distingue rien.
Ô Bien-Aimé ! Tu fais de moi selon Ton gré
une rose fleurie ou un chardon stérile
 (99).


Par la suite, plusieurs poètes ont si bien mêlé dans leurs œuvres l’inspiration pédérastique et l’inspiration mystique qu’il n’est plus très aisé, parfois, de les distinguer l’une de l’autre — tout comme, à l’époque de la décadence de la poésie occitane, les vers de Folquet de Marseille peuvent s’adresser, au choix de l’auditeur, à une Dame idéale ou à la Vierge…

Pour éviter toute erreur d’interprétation, les commentateurs « orthodoxes » ont pris soin de préciser que les expressions amoureuses de la poésie mystique doivent s’interpréter au moyen d’une certaine « clé » : « le bien-aimé, c’est la Vérité (qu’Elle soit exaltée !) qui s’irradie dans ses serviteurs… Le vin signifie la boisson de l’amour divin, qui résulte de la contemplation de Ses Beaux Noms, car cet amour engendre l’ivresse et l’oubli complet de tout ce qui existe au monde… » (100).

Il est amusant de voir que certains critiques modernes, naïfs (mais peut-on l’être à ce point ?) ou de mauvaise foi, ont pris prétexte de ces « clés » — qui ne s’appliquent, cela va de soi, qu’à la poésie mystique — pour affirmer que toute la poésie arabe chantant le vin et les garçons est en réalité un hymne à l’amour divin (101).

Voilà qui eût bien étonné Aboû Nowas !






  1. Cité par Louis Massignon, La Passion d’Al-Hallâj…, I, p. 168. Les citations suivantes sont faites d’après cet ouvrage.
  2. Behâ Ed-Din El-Amîlî (Perse, xve s.), d’après la trad. de F. de Martino et Abdel Khalek Bey Saroit, Anthologie de l’amour arabe, Paris, 1902, p. 287.
  3. L. Massignon, La Passion d’Al-Hallâj…, II, p. 797, n° 2
  4. G.-H. Bousquet, La morale de l’Islam…, p. 15 sq.
  5. D’après la trad. de E. Dermenghem, Les plus beaux textes arabes, Paris, 1951, p. 269.
  6. D’après la trad. de H. Massé, Anthologie persane, Paris. 1950. Sur Djelaleddine Roumi, voir le livre de Myriam Harry, Djelaleddine Roumi, poète et danseur mystique, Paris, 1947. Le Livre Divin (Elahi-Nâmeh) de Fariddoudine Attar a été traduit en français par Fouad Rouhani, Paris, 1962.
  7. D’après la trad. de H. Massé, Anthologie persane.
  8. Naboulousi (Damas, xviiie s.), cité par E. Dermenghem, Les plus beaux textes arabes, p. 295.
  9. En particulier René R. Khawam, déjà cité.


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Introduction
I. — Les voluptés de l’antique Orient
La Palestine et la Syrie. La Mésopotamie et l’Iran.
L’Égypte. L’Afrique du Nord. L’Espagne. La Sicile. L’Inde
II. — Mœurs arabes d’avant Mahomet
III. — Le Coran et l’homosexualité
IV. — La muse grecque et les garçons
V.
La description de l’aimé. L’amour et le vin.
Femmes et garçons. Les joies et les tourments de l’amour
VI. — Le bien-aimé céleste
VII. — De la poésie à la réalité
La littérature et la vie. Pudeur et délicatesse de sentiments.
Garçons faciles et prostitution masculine. Lieux de rencontre.
Pédérastie et libre-pensée. De la bisexualité à l’homosexualité exclusive.
L’inversion sexuelle. Amours de princes
VIII. — Hier, aujourd’hui, demain

Voir aussi

Source

Articles connexes