La civilisation arabe et l’amour masculin (Marc Daniel) – VII

De BoyWiki
Ce texte historique est protégé contre les modifications.
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.


Chapitre précédent



LA CIVILISATION ARABE

ET L’AMOUR MASCULIN  (suite)




par Marc DANIEL.




VII. — DE LA POÉSIE À LA RÉALITÉ

La littérature et la vie.

Qui jugerait des mœurs de la France du XIIe siècle par les chansons des troubadours serait la victime d’une étrange illusion ; de même celui qui ne connaîtrait, de la Florence de la Renaissance, que les raffinements poétiques de Laurent le Magnifique et d’Ange Politien.

Or, ce hiatus entre la poésie et la vie réelle n’est nulle part plus sensible que dans les pays d’Islam, où la convention littéraire pèse d’un poids très lourd sur l’expression lyrique, alors que la sexualité la plus ardente s’étale quasi sans frein à tous les échelons de la société. La définition d’Élie Faure pour l’amour en pays musulman, « où rien de sentimental ne s’attache, d’où rien de spirituel ne naît » (102), est certes exagérée, mais elle correspond à une certaine réalité, aussi bien pour le Moyen Âge que pour notre époque. Tous ceux qui ont l’expérience des pays d’Islam savent que les formules fleuries dont s’y revêt le désir amoureux ne sont souvent que des oripeaux sans consistance, et que les formes de la sentimentalité la plus sucrée n’y dissimulent que très imparfaitement les exigences d’une sexualité très concrète. Les films égyptiens sont, à cet égard, particulièrement révélateurs.

De ce contraste, la poésie arabe du Moyen Âge ne dit pas grand-chose, ce qui se conçoit. Il existe, heureusement, d’autres sources de renseignements. Ce sont, au premier chef, les anecdotes historiques transmises par les chroniqueurs et les annalistes, dont certains éclairent d’un jour fort cru, et parfois inattendu, la vie sexuelle des grandes villes arabes du Moyen Âge. Ce sont aussi les poésies satiriques, les traités de droit et de théologie avec leur casuistique minutieuse, et l’inépuisable trésor des contes plus ou moins populaires où se traduit, sinon toujours la réalité quotidienne, du moins le rêve sensuel de l’homme moyen.

Pudeur et délicatesse de sentiments.

Toutes ces sources nous montrent d’abord, unanimement — et il n’y a pas là de quoi nous surprendre — que la spiritualisation de l’amour, à quoi aboutissait le raffinement de la tradition « odhrite » dans la poésie, ne correspondait pas à grand-chose dans la pratique. Cependant, il ne semble pas douteux qu’il y eut, dans certains milieux particulièrement épris de rigueur religieuse et de délicatesse sentimentale, une sorte de transposition dans la vie courante des théories ascétiques teintées de néo-platonisme que nous avons signalées plus haut. Les livres d’Ibn Dâoûd et d’Ibn Hazm fourmillent d’anecdotes de ce genre, dont quelques-unes sans doute ont un fond d’authenticité. Ainsi celle-ci, fort célèbre dans l’Espagne musulmane du Xe siècle :

Ahmed Ibn Koulaïb, lettré et poète illustre de Cordoue, était tombé passionnément amoureux d’un jeune garçon d’une rare beauté, nommé Aslam, petit-fils d’un kâdî renommé. Tous deux fréquentaient les conférences du grammairien Mohammed Ibn Djattâb, et c’est là qu’Ibn Koulaïb contemplait chaque jour l’objet de sa passion. Il commença à écrire sur lui des vers qui firent le tour de Cordoue au point d’être bientôt sur toutes les lèvres :

Aslam, ô jeune faon,
m’aimeras-tu un jour ?
Tes yeux percent le cœur
de ceux qui te contemplent,
mais hélas ! un jaloux
m’a trahi près de toi.
Je lui ferai payer
le prix de ses mensonges.
Aslam, ah, puisses-tu
accepter mon amour !
Accorde-moi ton cœur,
et ma vie est à toi.


Mais Aslam fut furieux de savoir qu’Ibn Koulaïb avait osé ainsi étaler publiquement son amour, et cessa de fréquenter le cours d’Ibn Djattâb. Ibn Koulaïb se mit à l’assiéger littéralement, allant jusqu’à forcer sa porte en se déguisant en paysan vendeur d’œufs et de poulets. « Comment en es-tu arrivé à me poursuivre jusqu’ici ? » se plaignit le jeune homme. « À cause de toi j’ai renoncé à suivre les cours des professeurs, je n’ose plus sortir dans la rue, cela ne te suffit-il donc pas ? Veux-tu absolument m’ôter tout repos ? Eh bien soit ! je serai désormais prisonnier, je ne bougerai plus du fond de ma chambre. » Et il tint parole.

Désespéré, Ibn Koulaïb tomba alors gravement malade, et fut bientôt à l’extrémité. Pressé d’aller le visiter, Aslam s’y refusa absolument, disant : « Il a publié des poésies sur moi, mon nom est devenu la fable de la ville, c’est une chose qui ne peut se pardonner. » Le mot fut rapporté au mourant, qui improvisa ces vers :

Aslam ! Toi seul pouvais me guérir de mon mal,
c’est toi qui m’as blessé, c’est de toi que je meurs.
Pour un instant d’amour accordé par Aslam,
j’aurais damné mon âme et renié Allâh.


Et, ayant proféré ces blasphèmes, il mourut (103).

De telles anecdotes ont, certes, un côté semi-légendaire qui ne doit pas faire illusion. Retenons-en toutefois que, pour un garçon cordouan de bonne famille au Xe siècle, il était scandaleux, non pas d’être aimé d’un homme fait, mais d’être chanté publiquement dans des poèmes. Tous ceux qui, de nos jours encore, sont familiers de la mentalité orientale, savent quel rôle le « qu’en dira-t-on » joue dans la vie quotidienne des Musulmans, à quelque milieu qu’ils appartiennent.

Garçons faciles et prostitution masculine.

Dès lors que ce danger n’est pas à craindre, le garçon, en règle générale, n’a pas plus de scrupule à céder que l’homme à l’en prier. Il arrive même — assez fréquemment sans doute — que le garçon se montre accueillant à plus d’un soupirant : il est d’usage que l’amant fasse des cadeaux à l’aimé, et beaucoup d’adolescents ne résistent pas au désir de se faire ainsi « entretenir ».

De là à la prostitution proprement dite, la distance est vite franchie, et nous savons que la prostitution des garçons fut aussi florissante dans l’Orient musulman du Moyen Âge que dans le monde gréco-romain… et dans les pays méditerranéens d’aujourd’hui (104). Il faut toute la naïveté (ou l’hypocrisie ?) d’un universitaire européen, pourtant spécialiste du monde arabe, pour écrire qu’il ignorait — en 1953 ! — si la prostitution masculine à Alger existait encore (105). N’importe quel touriste en sait plus long là-dessus que le savant professeur.

Le garçon qui se livre ouvertement à la prostitution accentue, pour des raisons faciles à comprendre, le côté féminin de son apparence physique et de sa démarche. Il s’épile la barbe, se farde, s’habille en femme, porte des bracelets et des colliers. « Ces Sarrasins, oubliant la dignité humaine », s’écrie le Dominicain Guillaume Adam, qui avait voyagé en pays d’Islam au XIVe siècle, « vont jusqu’à vivre entre hommes comme chez nous on vit entre hommes et femmes » (106). Nous n’avons pas l’intention de citer ici les centaines d’anecdotes sur les prostitués masculins qui ornent presque tous les récits de voyages en Orient depuis le Moyen Âge jusqu’à notre siècle. Contentons-nous, à titre d’exemple et d’illustration, de suivre dans les mauvais lieux du Caire le sultan Baïbars (XIIIe siècle) :

« Quand Baïbars vit les garçons imberbes, il dit : Père Mokallad, qu’est-ce que c’est que ceux-là ? — Ô devletli, leur nom, à ceux-là, est « escrocs du logis ». — Cela signifie quoi ? demanda Baïbars. — Ô devletli, ils sont bardaches et voleurs en même temps. Quand un homme demande la chose à l’un d’eux, il va avec lui moyennant le salaire convenu, et quand il en trouve l’occasion il lui dérobe tout ce qu’il peut… — Emmène-les, Othmân, dit Baïbars, et fais-en venir d’autres.

« Othmân présenta alors de jeunes garçons non encore adultes. Qu’est-ce que c’est que ceux-là ? demanda Baïbars. — Ô devletli, dit Mokallad, ce sont les « fruits de la saison », ce qui veut dire qu’ils sont spécialement destinés à faire l’amour.

« Puis Mokallad fit venir les hommes et dit : ce sont les maquereaux des garçons » (107).

Lieux de rencontre.

Sans aller jusqu’à recourir aux douteuses complaisances des prostitués, l’homme qui désirait faire connaissance d’un garçon ne manquait pas de moyens d’en rencontrer. Tout le monde, en effet, ne pouvait pas tomber amoureux de loin, comme l’auteur de ces vers :

       Je me suis mis à t’adorer
       en entendant parler de toi,
       — oui, sans t’avoir jamais vu, car
l’amour peut naître aussi d’une simple parole.
       On m’avait dit que tu étais
       sans égal en grâce et en charme,
       mais quand je t’ai vu, ébloui,
j’ai vu que tu étais plus et mieux que cela
 (108).


Le lieu de prédilection pour les rencontres moins idéalistes était, bien entendu, tout comme à Rome au temps du Satyricon et comme aujourd’hui, le hammâm, même si la propreté y laissait parfois à désirer et si le personnel de service était aussi peu affriolant que ce garçon de bains que décrit Al-Abchîhî :

Ce garçon de bains a des ongles
plus acérés que des épées.
À peine étais-je dévêtu,
il me frictionnait jusqu’au sang,
puis, sous prétexte de massage,
il me cassait les os des membres.
C’eût été peu de chose encore
sans l’odeur de ses aisselles
dont la puanteur m’asphyxiait.
Ô Dieu ! puisse un tel personnage
ne pas vouloir, après ma mort,
faire ma toilette funèbre !
 (109)


Des lieux aussi innocents, en principe, que les mosquées, pouvaient servir aussi de cadre aux rendez-vous : ainsi la célèbre mosquée Karaouyîne de Fès était devenue au XIVe siècle, si l’on en croit Aboû’l Hassân ben Seba, un lieu hanté par les garçons dont la beauté et la voix étaient des « pièges d’amour ». Et pourtant, rappelle Aboû’l Hassân,

c’est la mort qui attend, au Tribunal de Dieu,
celui qui s’abandonne à l’amour des garçons,
car leurs visages sont le piège des démons
 (110).


Il n’est pas jusqu’au pèlerinage de La Mecque qui n’ait — continuant une très antique tradition (111) — favorisé les relations les moins chastes ; de nombreux dictons et vers satiriques nous en seraient témoins si nous en doutions :

Un fort pieux pèlerin au saint lieu de La Mecque
avec tant de plaisir s’est fait sodomiser
qu’il y est demeuré et vit de ce métier.


Ou, plus crûment encore :

Tout pèlerin se trouve, en ce pèlerinage,
       dans le cul de son voisin
 (112).


Preuve — entre mille — de la tolérance pratique de l’Islam en pareille matière, car s’il est de notoriété publique que Lourdes et Rome, en période de pèlerinage, sont des centres de débauche homosexuelle — et autre —, on n’imagine guère qu’une telle particularité puisse devenir le sujet de proverbes goguenards !

Pédérastie et libre-pensée.

Au reste, à côté des pieux Musulmans qui, tout en pratiquant la pédérastie, s’efforçaient de rester fidèles à l’essentiel de la Loi coranique, il ne manquait pas de libres-penseurs de l’espèce la plus affranchie. On cite, à cet égard, les vers assez étonnants consacrés par Ibn az-Zakkâk, amoureux d’un jeune garçon juif, au samedi, jour du Sabbat israélite :

J’aime le samedi, car c’est le jour béni
       où mon ami vient me combler.
N’est-il pas étonnant que pour moi, musulman,
       le samedi soit jour de fête ?
 (113)


Non moins célèbres les poésies, franchement blasphématoires, d’Ibrahim Ibn Sahl, qui racontait comment il s’était converti du judaïsme à l’Islam pour les beaux yeux d’un garçon nommé Mohammed, après avoir aimé le jeune Moïse au fameux grain de beauté :

À l’amour de Moïse a succédé pour moi
l’amour de Mohammed. Ainsi Dieu a voulu
que j’accède à mon tour à la foi véritable,
puisque j’obéissais à la foi de Moïse
et je suis aujourd’hui celle de Mohammed
 (114).


La même indifférence en matière religieuse s’étendait au christianisme. Le poète Ar Ramâdi, amoureux d’un jeune Chrétien, alla jusqu’à le suivre à l’église et à y boire avec lui le vin consacré :

Je l’ai suivi devant son prêtre
et j’ai bu le vin consacré
marqué du signe de la croix :
ô mon aimé ! lorsque je pense
à l’amour que je sens pour toi,
comme une cloche mon cœur bat
 (115).


Ibrahim Ibn Sahl tire lui-même la morale de ce curieux syncrétisme pédérastico-religieux :

Souvent un beau garçon aux lèvres écarlates
m’a demandé, riant : quelle est ta religion ?
Ma foi, lui répondis-je, en ton amour, je trouve
Mon paradis, mon Dieu et mon éternité
 (116).


Comme dans toutes les sociétés, l’amour pédérastique fut donc, dans l’Empire arabe, un puissant élément de rapprochement entre les races, entre les religions et entre les classes sociales. Qu’on se rappelle les vers qu’inspiraient à des poètes tel jeune maçon, tel jeune garçon boulanger, tel jeune tondeur de moutons, et que nous avons cités plus haut. La même constatation a été faite, entre autres, pour les États-Unis d’aujourd’hui par Donald Webster Cory, L’Homosexuel en Amérique, et pour l’Angleterre par Rodney Garland, Le Cœur en exil.

De la bisexualité à l’homosexualité exclusive.

Nous avons vu que, dans leurs presque totalité, les poésies d’inspiration homosexuelle que nous avons citées chantaient les adolescents, en insistant sur ce qu’il y a en eux de plus « féminin ». On pourrait être tenté d’en déduire que les Arabes du Moyen Âge ne recherchaient, dans le garçon, qu’une sorte de « substitut » de la femme.

Il est hors de doute qu’il en a été souvent ainsi. À preuve des vers de ce genre :

Ma maîtresse est une orgueilleuse,
elle me chasse d’auprès d’elle,
elle me refuse sa bouche
et m’abandonne à l’insomnie.
Alors je suis allé trouver
un garçon jeune et complaisant.
Il m’a versé à boire, beau
comme la lune et les étoiles.
« Bois », dit-il. Mais j’ai répondu :
« Non ! bois cette coupe toi-même !
Je suis déjà ivre d’amour,
n’y ajoute pas d’autre ivresse »
 (117).


Pour la plupart des hommes en pays d’Orient, le désir est, par définition, « de sexe indéfini », et son objet peut aussi bien être, selon la circonstance et l’occasion, une femme qu’un garçon. Nous l’avons déjà noté, et nous ne saurions trop insister : aimer un garçon n’implique en aucune façon, à aucun degré, la moindre « anomalie » sexuelle pour un Arabe, pas plus que pour un Grec, un Turc, un Chinois d’avant Mao ou un Sicilien. Seul le tabou religieux et social a créé à cet égard, chez l’homme occidental, une inhibition qui est nullement universelle.

Cependant, même chez les Orientaux les moins « complexés », il a existé de tout temps des hommes dont la préférence amoureuse allait nettement vers les garçons, au point de les rendre plus ou moins insensibles aux charmes féminins. Ainsi, le khalife de Cordoue Al-Hakam II (961-976) fut, en sa jeunesse, si exclusivement adonné à l’amour pédérastique que, pour lui plaire, son épouse Subh devait s’habiller en éphèbe et porter le nom masculin de Djafar (118). Masoûdi conte une anecdote assez semblable à propos du khalife de Bagdad Al-Amîn (809-813), fils de Haroûn ar-Rachîd : peut-être, à tout prendre, s’agit-il d’un thème semi-folklorique, mais il n’en est pas moins révélateur pour l’histoire des mœurs.

S’il faut en croire les satiristes, l’amour des garçons conduisait même parfois les « amateurs » jusqu’à des démarches assez surprenantes :

Aboû Marwân, l’infâme, a livré ses épouses
pour obtenir l’amour d’un garçon merveilleux.
Quelle honte ! quel crime ! ô mari complaisant !
mais lui, pour sa défense, il dit qu’il est heureux
d’avoir ainsi conquis l’objet de son amour,
et que seuls les jaloux critiquent sa méthode
 (119).


Ou encore :

Par raffinement, un de mes amis
       a quitté l’amour des femmes.
Un soir, je le vis conduire une fille
       à un garçon qu’il aimait.
Je le critiquai et lui fis reproche
       d’agir si peu décemment.
« Quand on est », dit-il, « épris d’un garçon,
       on se fait son maquereau » !
 (120)



L’inversion sexuelle.

Mais il est temps d’en venir à un autre aspect de l’homosexualité : l’inversion sexuelle proprement dite. Ce n’est pas parce que les poètes arabes sont restés muets sur ses délices qu’elle n’a pas été pratiquée par de nombreux amateurs. De même, les invertis étaient nombreux dans la Grèce antique, où cependant les philosophes et les poètes ne célébraient que l’amour des jeunes garçons. Dès lors qu’aucun tabou religieux et légal ne vient interdire toutes les formes de l’homosexualité et les condamner à la clandestinité, elles finissent par trouver le moyen de s’exprimer toutes, même si l’opinion publique se montre plus sévère pour certaines d’entre elles que pour d’autres.

Nous avons cité plus haut des vers satiriques à propos d’un pieux pèlerin de La Mecque qui goûtait fort le plaisir de se faire sodomiser. Il n’était pas le seul, et la chose soulevait à coup sûr, dans la pratique, moins de difficultés qu’on ne serait tenté de le croire à en juger par les goûts exclusivement mâles affichés par tout un chacun : toujours le souci du qu’en dira-t-on…

Le vieux kâdî accusé, dans un conte assez rabelaisien des Mille et une Nuits, d’avoir subi cet « outrage », se défend non pas avec horreur, mais plutôt avec mélancolie : « Par Allâh ! il y a bien longtemps que je ne connais plus cette chose-là ! non vraiment, ce n’est pas à mon âge que je puis tenter les amateurs ! » (121). De même, dans l’Histoire de Kamaralzaman et de la princesse Boudour, Kamaralzaman, pressé par le roi de céder à ses désirs, y consent d’assez bonne grâce et sans se faire prier outre mesure. Le pieux Ibn Hazm lui-même, évoquant la réconciliation de deux amants séparés par une brouille, trouve normal de préciser qu’ils « se donnent l’un à l’autre le bonheur » — c’est-à-dire le plaisir. On ne saurait être plus précis, ni plus délicat, pour dire que les deux amis se prêtent tour à tour aux rôles de l’amour.

Quant à d’autres goûts — fort répandus certes dans la réalité mais plus rarement évoqués par la poésie — laissons la parole au chroniqueur Masoûdi, à propos du khalife Al-Walîd (743-744).

Enthousiasmé par un poème d’Ibn Aïchah, le souverain le lui fit répéter maintes et maintes fois, lorsqu’enfin, « le chant terminé, il se leva et, s’agenouillant devant Ibn Aïchah, il couvrit de baisers tous les membres de son corps. Arrivé près des parties secrètes, il y portait ses lèvres, lorsque le poète fit un croisement de jambes pour se dérober à ses caresses ; mais le khalife ayant juré qu’il ne céderait pas, Ibn Aïchah se découvrit, et Al-Walîd se donna satisfaction en répétant : ô bonheur ! ô délices ! Puis il se dépouilla de ses vêtements, les donna au poète et demeura entièrement nu, jusqu’à ce qu’on lui eût apporté d’autres effets. Enfin il lui fit compter mille dirhams et lui offrit sa mule, en ajoutant : Monte sur ma propre selle et éloigne-toi, mais sache que tu laisses en moi un feu plus ardent que les charbons du tamaris » (122).

Il n’est pas jusqu’à la position dite « du sandwich » qui n’ait inspiré les poètes arabes, comme jadis les latins :

Est-il volupté plus parfaite
Que celle de passer les nuits
Entre une femme et un jeune homme ?
Je la possède, il me possède,
Puis je le possède à mon tour.
C’est bien là le plaisir total,
Et par-devant et par-derrière
 (123).


L’inversion sexuelle, en somme, nous apparaît à travers ces exemples comme n’ayant pas soulevé, chez les Arabes du Moyen Âge, l’horreur et l’opprobre qu’on serait tenté rétrospectivement d’imaginer. Sans doute parce qu’elle ne s’inscrit pas, en terre d’Islam, dans le cadre d’un tabou religieux aussi rigide que chez les Juifs et les Chrétiens, elle ne s’y accompagne pas des névroses chères à nos psychanalystes. Elle constitue une des formes naturelles de l’expression de la sexualité et, à ce titre, les Arabes, instruits par l’exemple des peuples qu’ils avaient conquis, l’ont généralement admise et pratiquée tout en faisant volontiers un sujet de plaisanterie — comme elle était déjà chez les Grecs au temps d’Aristophane.

Le recueil d’Ahmâd al-Tîfâchî Les Délices des Cœurs contient tout un chapitre consacré à l’inversion, avec des anecdotes, parfois très crues et d’une extrême précision jusque dans le détail des positions érotiques où, à l’égard des invertis, l’attitude générale oscille entre l’amusement et la moquerie, mais sans hostilité particulière.

Il cite notamment — après de croustillantes histoires de bains de vapeur qui rappellent le Satyricon, et après de grasses plaisanteries dont certaines ne sont pas très différentes de celles qui circulent, aujourd’hui encore, dans certains milieux homosexuels — une théorie « scientifique » sur l’inversion due au médecin Mohammed ar-Râzî (ixe-xe siècles). L’inversion y est attribuée à un déséquilibre, lors de la conception du fœtus, entre le « liquide du mâle » et le « liquide de la femme » ; après tout, ce n’est pas beaucoup plus absurde que certaines théories psychanalytiques à la mode aujourd’hui ! En tout cas la science occidentale ne devait rien proposer d’approchant pendant plus de neuf siècles. Cela vaut la peine qu’on s’y arrête.

Amours de princes.

Il n’en reste pas moins que, chez ce peuple à la vigoureuse sexualité mâle, l’amour des adolescents fut, de beaucoup, la forme la plus fréquente de l’amour homosexuel, et ce n’est pas un hasard si les chroniqueurs et les annalistes — moins suspects que les poètes de déformer systématiquement la réalité — nous ont transmis une proportion infiniment plus grande d’anecdotes sur la pédérastie que sur l’inversion. Il serait hors des possibilités d’un historien de relever tous les noms de princes, de khalifes, de sultans, de personnages célèbres, dont les textes nous font connaître les noms de leurs jeunes favoris. Nombre de ces amours sont restés célèbres, et même légendaires, en terre d’Islam.

N’en citons qu’un seul : assez largement connu même dans nos pays, il a toutes les qualités d’un drame de Shakespeare et illustre à merveille les grandeurs et les cruautés de cette civilisation musulmane de l’Espagne qui n’a cessé, depuis sa ruine, d’exciter l’imagination et de soulever la nostalgie de l’Occident.

À la cour du roi de Séville Al-Moutadid, au XIe siècle, vivait le poète Ibn Ammâr. Il tomba amoureux du fils du roi, Al-Moutamid, alors vice-roi de Silves, qui partagea cette passion. Inséparables jour et nuit, ils finirent par être dénoncés au roi, qui exila le poète. Mais, à peine Al-Moutadid mort, Al-Moutamid, devenu roi à son tour, rappela son ami et « l’associa à des actes auxquels nul homme n’associa jamais ni son frère ni son père ».

Une nuit, alors qu’ils couchaient dans le même lit, Ibn Ammâr rêva que le roi le tuait. Il eut peur et se sauva. Al-Moutamid le fit rechercher, le retrouva, lui reprocha ses craintes et le rassura pleinement. Pour lui prouver son amour, il fit de lui son vizir. Mais nul n’échappe à son destin : saisi par l’ambition politique, Ibn Ammâr finit par se révolter contre son ami et souleva une guerre contre lui. Fait prisonnier, il fut amené devant le roi et condamné à mort ; mais, en souvenir de leur ancien amour, Al-Moutamid lui fit grâce.

On a peine, en ces circonstances, à croire qu’Ibn Ammâr ait pu pousser l’inconscience jusqu’à se vanter bruyamment et publiquement de cette clémence. Hors de lui, le roi se précipita dans sa prison et le tua de ses propres mains ; après quoi il le pleura, comme jadis Alexandre avait pleuré Héphestion, et lui fit de somptueuses funérailles (124).

Dans d’autres cas, c’était le souverain qui était la victime, tel le khalife du Caire Ad-Dâfir, qui fut assassiné en 1153 par son jeune ami Nasr, fils de son propre vizir (125).

Heureusement, tous les amours pédérastiques des princes de l’Islam n’étaient pas aussi dramatiques, et pour ne pas terminer cette étude sur une note tragique, nous citerons, en guise d’épilogue, les vers exquis consacrés par le sultan turc Sélim Ier, au XVIe siècle, à son jeune ami :

Comme la lune sort des nuages épais,
mon ami apparaît, et tous les cœurs succombent.
Avant de le connaître, il ne m’arrivait pas
de pleurer ; maintenant, je verse d’âcres larmes ;
j’ai terrassé les lions, vaincu les ennemis,
et me voici soumis à ce faon délicat.
Lorsqu’il ouvre les yeux, le soleil luit pour moi ;
lorsqu’il les ferme, c’est la nuit qui se répand.
Ses yeux sont les plus beaux joyaux de mon empire,
il est mon jour, ma nuit, mon soleil et ma lune.
Comme, dans le désert, le son d’une fontaine
fait oublier soudain les peines endurées,
sa douce voix m’apaise et me fait oublier
les tristesses du cœur et les soucis du règne.
Si Allâh n’était point — pardonne ce blasphème,
ô Dieu ! — je lui dirais : enfant, tu es mon dieu
 (126).






  1. D’autres terres en vue, p. 90.
  2. Le Collier de la Colombe : version corrigée d’après E. Lévi-Provençal, En relisant le Collier de la Colombe, dans Al-Andalus, XV, 1950, p. 357.
  3. Quelques références parmi des centaines : E. Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, III, pp. 444-446 ; A. Mez, El Renacimiento del Islam, trad. esp. p. 427 sq. ; H. Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, pp. 338-343 ; H. Pérès, La poésie à Fès sous les Almoravides, dans Hespéris, XVIII, 1935, pp. 37-39.
  4. G.-H. Bousquet, La morale de l’Islam…, p. 59.
  5. Cité par Schefer en note à la trad. de Léon l’Africain, Description de l’Afrique, II, pp. 85-87. Les Délices des Cœurs d’Ahmâd Al-Tîfâchî comportent toute une série de chapitres sur les garçons prostitués et leurs clients, riches en anecdotes croustillantes.
  6. Sîrat az-Zâhir Baïbars, trad. E. Dermenghem, Les plus beaux textes arabes, pp. 305-306.
  7. Al-Abchîhî, Al-Mostatraf…, d’après la trad. de G. Rat.
  8. Al-Abchîhî, Al-Mostatraf…, d’après la trad. de G. Rat.
  9. Cité par Aboûl Hassân Ali El-Djaznâi, Zahrat el-As (« La fleur de myrte »), trad. Alfred Bel, Alger, 1923, p. 163.
  10. Cf. Arcadie, n° 254, p. 84.
  11. The Cradle of Erotica, pp. 175-76.
  12. H. Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, p. 168.
  13. D’après la trad. de Mohammed Soualah.
  14. Al-Fath Ibn Khaqân, Matmah…, Constantinople, 1924, p. 71 : cité par H. Pérès, op. cit.
  15. D’après la trad. de Mohammed Soualah.
  16. Behâ Ed-Din Zoheir (Le Caire, xiiie s.), d’après la trad. de Jawdât Rikabi, La poésie profane sous les Ayyûbides, Paris, 1949.
  17. E. Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, II, p. 173.
  18. Le Collier de la Colombe, d’après la trad. de L. Bercher.
  19. Ibrahim Ibn Sahl, d’après la trad. de Mohammed Soualah.
  20. Histoire du Kadi péteur, d’après la trad. Mardrus.
  21. Les Prairies d’or, trad. Barbier de Montault, VI, p. 8.
  22. Les Délices des Cœurs, d’après la trad. de R. Khawam, p. 316. Pour les références latines, voir les Épigrammes de Martial… entre autres…
  23. Histoire racontée, entre autres, par Abd El-Wâhid Merrâkechi, Histoire des Almohades, trad. E. Fagnan, Alger, 1893, pp. 99-109.
  24. Ibn Hammâd, Histoire des rois Obaïdides, trad. M. Vonderheyden, Alger-Paris, 1927, p. 94.
  25. Selim Ier, d’après la trad. de Frantz Toussaint, Chants d’amour et de guerre de l’Islam, Paris, 1942.


Retour à l’article principal La civilisation arabe et l’amour masculin
Introduction
I. — Les voluptés de l’antique Orient
La Palestine et la Syrie. La Mésopotamie et l’Iran.
L’Égypte. L’Afrique du Nord. L’Espagne. La Sicile. L’Inde
II. — Mœurs arabes d’avant Mahomet
III. — Le Coran et l’homosexualité
IV. — La muse grecque et les garçons
V.
La description de l’aimé. L’amour et le vin.
Femmes et garçons. Les joies et les tourments de l’amour
VI. — Le bien-aimé céleste
VII. — De la poésie à la réalité
La littérature et la vie. Pudeur et délicatesse de sentiments.
Garçons faciles et prostitution masculine. Lieux de rencontre.
Pédérastie et libre-pensée. De la bisexualité à l’homosexualité exclusive.
L’inversion sexuelle. Amours de princes
VIII. — Hier, aujourd’hui, demain

Voir aussi

Source

Articles connexes