Une aristocratie morale (Dominique Fernandez)

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UNE ARISTOCRATIE

MORALE




« Je connais un jeune Arabe, presque un enfant… Nous allons souvent sur une colline, un peu loin de l’oasis… J’enlace sa taille souple, je touche ses yeux. Ses vêtements usés par le sable sentent l’Afrique, l’odeur des troupeaux, des feux de bivouac ; ils sentent le plus lointain passé. Lèvres jointes, c’est alors la joie, l’ineffable joie que nous arrachons à nous-mêmes, chacun pour soi, dans un flot de plaisir, — la joie lumineuse, les yeux fermés ; du fond de mon être monte une flamme qui brille un instant sous mes paupières closes ; une seconde intensément lumineuse. »

L’Afrique du nord, le désert, le monde arabe, l’extrême jeunesse du partenaire, l’éblouissement, la joie, et jusqu’au mode de satisfaction sexuelle (« ça reste extérieur, manuel »), tout, dans cette page d’Une adolescence au temps du Maréchal, rappelle le bouleversement éprouvé par Gide, dans les dunes près de Sousse, en Tunisie, quand Ali, son jeune porteur arabe, s’était dévêtu soudain et laissé tombé contre lui. « Son corps était peut-être brûlant, mais parut à mes mains aussi rafraîchissant que l’ombre. Que le sable était beau ! Dans la splendeur adorable du soir, de quels rayons se vêtait ma joie !… »

Il y a pourtant une différence énorme entre les deux écrivains, qui atteste l’écart des générations : même au sommet du plaisir, même quand il transgresse la morale de son temps, Gide n’oublie jamais cette morale, il lui reste inféodé, le « pasteur protestant » qui est en lui ne cesse de surveiller « le petit garçon qui s’amuse » mais reste sous le contrôle de son vigilant censeur, alors qu’Augiéras est un pur païen, qui ne connaît ni censure ni surmoi, et n’a même pas conscience de braver aucune loi.

Je pourrais multiplier les exemples de ce paganisme qui lui permet de jouir naturellement et simplement de ce que la vie lui offre. Idylle avec un jeune garçon de treize ans dans L’Apprenti sorcier : « Dans ma grotte, je le façonnais comme on pétrit de l’argile, une argile fraîche, charmante… Au fond d’un couloir je l’éveillais à la connaissance de lui-même, et ses petites lèvres émues me remerciaient en balbutiant dans l’obscurité de la grotte où il donnait libre cours à son besoin de caresse et d’étreinte amoureuse. » Idylle avec Gregorio dans Un voyage au mont Athos : « Je pris l’adolescent dans mes bras. Nous étions au milieu de la chambre, debout dans le noir ; la chaleur était forte ; il devait être midi ; les cigales chantaient violemment dans les bois. Il appuya doucement sa tête au creux de mon épaule. Mes doigts, sur l’étoffe de mousseline un peu rêche, devinaient de belles hanches dures et rondes. Il me donna ses lèvres. J’attirai vers la natte un Gregorio qui ne disait pas non. » On ne dit jamais non dans le monde d’Augiéras : les garçons s’offrent à lui et il les cueille comme de beaux fruits. Le monde et les jeunes beautés qu’il renferme ne cessent de lui dire oui. Lors de son séjour au mont Athos, il a une aventure avec un autre jeune, Josué, qui satisfait auprès de lui « l’insondable besoin de tendresse entre les bras d’un adulte, qui est le fait de tous les adolescents primitifs ». (Primitifs : élevés en dehors des interdits posés par la morale judéo-chrétienne). « Avec une tendre passion, il me donna ses petites lèvres fraîches dont je connaissais la saveur de toute éternité. Soudain, nous ne fûmes plus qu’un seul être, qu’un brasier à force de joie ! Des larmes coulaient sur nos visages. Saoulés de bonheur, nous restâmes longtemps dans les bras l’un de l’autre, au cœur d’un tourbillon de lumière. » Plus loin : « Avec cette exquise gravité qui n’appartient qu’aux garçons, il me donna ses lèvres et son âme à baiser, son âme fraîche comme le fracas du torrent. »

Augiéras est mort en 1971. Ses textes ont donc été écrits avant la libération des mœurs, quand l’homosexualité était encore réprimée, forcée de se dissimuler, condamnée à la clandestinité et à la honte. Il faut se rappeler qu’à cette époque, si loin de nous désormais, pour évaluer l’originalité de ce jeune auteur, son mépris voulu de toute règle morale, sa tranquille audace pour affirmer que tout plaisir pris purement est un plaisir pur, sa disponibilité à offrir son corps et à s’offrir le corps de ceux qu’il désire. Pareille témérité dans l’affirmation de la légitimité du bonheur physique, on ne l’avait vue qu’une seule fois dans la littérature française : c’était en 1953, quand Pierre Herbart fit paraître L’Âge d’or, cet étonnant et toujours neuf bréviaire de la félicité homosexuelle, à des années-lumière des Amitiés particulières de Roger Peyrefitte, parues seulement neuf ans plus tôt, mais encore entachées de ce lourds poids de culpabilité légué par la Bible, de cette vision tragique du « péché » sexuel, de cette sinistrose qui encombre toute la littérature à ce sujet, de Proust à Thomas Mann, de Stefan Zweig à Julien Green, de Georges Eekhoud à Giorgio Bassani. Augiéras, c’est la solaire ignorance de tabous, l’heureux accord du désir et de sa satisfaction.

Pourtant, il n’est pas arrivé d’emblée à cette perfection du bonheur. Le Vieillard et l’Enfant, son premier livre et le texte fondateur de toute son aventure, révèle des débuts pénibles, douloureux, humiliants, parce que non choisis librement avec de jeunes garçons, mais imposés par ce mystérieux colonel en retraite, le « vieillard », qui l’a recueilli au nord de l’oasis d’El-Goléa et l’a réduit en esclavage, tant moral que sexuel. C’est lui qui, plus bourreau que libérateur, l’a initié à l’homosexualité. « Je hurle sans répit comme un chien à la mort. Je ferme obstinément les yeux. Je sens sur mon visage les douces mains du vieillard, ses lèvres froides. Toujours les yeux fermés, je sombre dans la nuit, puis je vomis sous la table. » Plus explicitement encore : « À ce lit sur un toit, la nuit, je vois le matelas blanc sur les ressorts de fer, et cet homme au-dessus de moi. La violence de la douleur et le poids de cet homme écrasent mon visage à tout jamais brûlé, mes yeux bleus seuls vivants et grand ouverts. Il aura bientôt son cri, mi-râle, mi-hululement de joie dans le silence de la campagne déserte » (l’Algérie, déjà).

Dans Une adolescence au temps du Maréchal, Augiéras relate une tentative de viol qu’il eut à subir, ultérieurement, à Laghouat, de la part d’un homme âgé, riche et aimable. « Ces gens-là ont des mœurs antiques, datant de je ne sais quel passé légendaire ; les garçons leur plaisent, et ils ne se gênent pas pour leur faire comprendre vite qu’ils veulent les pénétrer. Là, sur les tapis, tout de suite, pourquoi pas ? Ils sont anciens, très anciens ; ils ont des gestes de pères et des mœurs de bouc. » Le jeune matelot prit la fuite, non sans peine, poursuivi par les serviteurs du vieil homme qui voyait lui échapper la proie. Augiéras n’a jamais été, par goût, un sodomite : adepte des pratiques manuelles, il appelle même « contre nature » ce que lui fait subir le vieillard de son premier livre, ce maître cruel qui « chaque soir m’appelle dans son grand lit de fer, et me prend sous les astres en haut des toitures que la lune éclaire violemment de sa lueur. » Ce « contre nature » hérité de la loi de Moïse étonne sous la plume de celui qui ne se réclamera bientôt plus que de la nature. L’homosexualité d’Augiéras a quelque chose de simple, évident, délicat et sans offense, qui le met du côté de Platon, de Virgile, de Gide, aux antipodes de la sulfureuse perdition chère à Proust ou de la brutalité qui a cours chez les bagnards et les marins de Jean Genet. Il parle souvent de sa « virginité » comme de son bien le plus précieux. C’était un chaste, épris d’un bonheur sans violence.

Les vieillards pourtant, ne le lâchaient pas. Les vieux moines barbus et peu ragoûtants du mont Athos abusent de lui, mais, curieusement, il ne leur oppose aucune résistance. Il parle de lui comme du « meilleur caractère qui se puisse rencontrer chez un garçon que l’on réveille au milieu de la nuit pour le manger tout cru et pour user de lui comme on jouit d’une fille. » Il se décrit en train d’attendre ses crasseux visiteurs nocturnes « à genoux sur les draps ». Le moine qui entre dans sa cellule ressemble « à une immense chauve-souris descendue des frondaisons obscures », qui le couvre et s’empare de lui jusqu’aux profondeurs de son corps. « Ma longue attente, mon impatience extrême, une attaque un peu rude me portèrent aussitôt jusqu’à des plaisirs qui, pour être grossiers, n’en étaient pas moins délicieux ». Même expérience dans le Périgord. Le prêtre qui l’a recueilli ne tarde pas à le sodomiser, et si, au début, il a l’impression de subir une violence, bien vite cette impression se mue en sensation des plus agréables. « Je passais aussitôt à un bien-être absolu et je fis la tendre et la charmante épouse. »

Voilà sans doute ce qu’il y a de plus déconcertant chez Augiéras : ce double érotisme, apparemment contradictoire, l’un avec les jeunes garçons, l’autre avec les vieillards. Autant le premier est solaire, grec, virginal, accordé à l’aurore du monde, autant le second paraît vulgaire, sordide, sorti des bas-fonds de la sexualité. Augiéras s’accommode des deux, passe de l’un à l’autre sans transition (surtout lors de son séjour au mont Athos, où il se partage, avec la même égalité d’humeur et le même don paisible de soi, entre les moines répugnants et les deux figures radieuses de Gregorio et Josué), et, même s’il est évident que le premier a ses faveurs et correspond à ses vrais goûts, il accepte volontiers la bestialité sale du second. L’amour avec les jeunes garçons l’isole dans une sorte d’aristocratie morale dont il s’est fait dans tous ses livres le champion, alors que l’acte physique accompli avec les vieillards, qu’ils soient colonels, prêtres ou moines, le ramène aux trivialités d’une démocratie sexuelle sans âme ni idéal.

Contradiction dont il devait se rendre compte le premier, et qui explique ses efforts pour bâtir une philosophie de l’homosexualité qui engloberait les aspects les plus divers de l’érotique homosexuelle. Augiéras n’était pas un penseur, il faut glaner çà et là dans ses textes les éléments d’une théorie disparate.

Premier article qu’il cherche à établir : la position de la femme. Augiéras n’était pas exclusivement homosexuel, il parle souvent de ses visites dans les bordels algériens et du plaisir, modeste mais véritable, qu’il en retire. Il s’est même marié, sur le tard. Mais, au nom de cette aristocratie morale qui le rapproche des guerriers thébains ou des chevaliers du Graal, il tient le jeune garçon pour infiniment supérieur à la femme, à toute femme. « C’est le garçon qui est beau, émouvant, vraiment sexuel » (Le Voyage des Morts). Une des raisons de l’infériorité de la femme tient aux finalités biologiques de son sexe et à l’esprit de soumission qui en résulte (Oscar Wilde ou Alfred Jarry ne pensaient pas autrement). « Je me méfiais des femmes, à mon sens trop enlisées dans la vie organique et la maternité. Je leur reprochais d’accepter la société telle qu’elle est, parce que cherchant toutes un nid pour leur couvée, elles n’ont aucun intérêt à modifier quoi que ce soit, et moins encore à aller de l’avant » (Une adolescence au temps du Maréchal). Le ton monte dans Un voyage au mont Athos : « Avais-je connu Josué en ces temps très lointains où l’on savait que c’est l’adolescent qui est beau, divin, digne d’être aimé, plus que la femme méritant d’inspirer le désir, l’attachement ? » Tout homme, théorise Augiéras à la fin de ce même livre, a la tentation et la possibilité de monter sur la Montagne Sainte (de l’homosexualité) et d’y rester. Mais pour élire domicile dans le Paradis, il faut en être dignes. « La plupart des âmes simples reviennent rapidement sur la terre, incapables qu’elles sont de vivre loin des affaires humaines : famille, enfants les appellent. Jamais adultes, elles reviennent vite au doux ventre des femmes, après n’avoir goûté qu’un seul instant aux délices de la vie libérée des entraves du siècle. »

Second article de cette philosophie sexuelle : l’aspiration à l’androgynie. La femme est inférieure, mais un garçon qui ne posséderait pas en lui un élément féminin important ne vaudrait guère mieux. Les homosexuels sont précisément ceux qui savent reconnaître en eux et mettre en valeur leur moitié féminine. La phrase déjà citée : « Je fis la tendre et la charmante épouse » résout ainsi la contradiction entre le goût pour les jeunes garçons et la docilité devant les vieillards. Le vieillard qui sodomise le jeune garçon l’éveille à une féminité qu’il ignorait. Les caresses du moine de l’Athos tirent l’épouse de son paisible sommeil. « Accepter la part féminine de mon caractère dans un temps vaste, incertain, serait une joie sans réserve !… J’étais libre sur l’Athos ! Heureux jusqu’à mon être profond ! À nouveau, je devinais qu’une épouse, en moi, et pour moi seul, participait de ma joie d’exister ! Qui étais-je ? Moi-même enfin dans ma totalité. Qu’elle était douce et charmante la part féminine de mon caractère dont je faisais la découverte ! Toujours prête à courir la campagne, gaie, me connaissant de toute éternité, toujours disposée à me donner du plaisir : tendre et fidèle épouse, je t’aurais serrée contre mon cœur, je t’aurais prise là, au pied de l’arbre, si je n’avais pas su que nous n’étions qu’un seul être ! » Ce ton exalté et cette redondance fanfaronne seraient les traits de la « folle » moderne, sans le contrôle toujours impeccable du style.

Avec le prêtre du Périgord Augiéras renouvelle l’expérience de la féminisation : « Dans cette occasion j’avais le sentiment moins de me donner à lui que de faire sous les caresses la découverte de la seconde part de mon être, de moi-même en épouse pour moi. » Mais cette expérience n’est pas limitée aux rapports avec les vieillards : à son tour, quand il est avec un jeune garçon, Augiéras le transforme en fille. Toutefois, n’étant pas lui-même sodomite, il s’abstient de la pénétration physique et se borne au jeu de l’illusion amoureuse. Ainsi avec l’enfant de treize ans de L’Apprenti sorcier : « Je suis ta petite fille, me dit-il. Tout en lui me plaisait. Il était plus fille qu’une fille véritable ; il jouait à être une fille délicieuse dans le mystère de la grotte. Je le saisis par les cheveux, doucement contre la roche humide et froide ; dans le silence de ce couloir, où le murmure des eaux souterraines était perceptible, je crus serrer contre mon cœur l’amour à l’état pur, et mourir là de bonheur. »

Dans Domme ou l’essai d’occupation, dernier texte d’Augiéras et dérapage vers un mysticisme fumeux où, sans abandonner sa belle écriture, il l’alourdit par un style plus exclamatif et emphatique, la transformation en femme se passe désormais de partenaire. Couché par terre, parmi les herbes sèches, il se livre à l’adoration de la nuit. « Ce soir du solstice d’été, j’aime les astres plus qu’à l’accoutumée. C’est un appel amoureux, sexuel, à un niveau de conscience ignoré des humains : je ressens l’influx qui émane des astres. Ils sont la beauté même ; ils flambent ; ils sont l’Énergie Primordiale incarnée dans les espaces et les temps. Avec une joie sauvage, la part féminine de mon âme se laisse pénétrer par la force du ciel… Je me suis agenouillé au sommet du tumulus, les mains tendues vers les étoiles. Paupières closes, mon âme donne libre cours au plaisir de laisser féconder, de s’offrir aux astres, sans réserve, en fille. »

Conscience d’appartenir à une aristocratie morale, exaltation d’une liberté interdite à la plupart des humains, méfiance du « sentiment » et donc de l’amour, apologie du pur désir (jamais d’histoires d’amour dans ses livres, mais récits de séduction, de reddition à l’émotion physique), culte de l’androgynie : ces articles de sa religion intime placent Augiéras décidément en marge de l’homosexualité telle qu’elle se manifeste en Occident depuis la libération des mœurs. Il s’est exprimé une fois avec la plus grande netteté sur le laxisme qui caractérise la nouvelle Europe. « Il faut définir, je crois, deux types de pédérastie : l’une par surabondance de la vitalité, l’autre de décadence. Dans les deux cas, il y a hésitation sexuelle ; au premier type appartenaient certainement les garçons de la Grèce, sains, robustes, nobles, utiles à la société, aux désirs imprécis irrigués par un flot trop puissant de la libido ; le second type relève d’une diminution de la vitalité en soi méprisable quelles que soient les mœurs. Pour moi, les rapports avec les garçons sont la source d’une joie extrême et d’un équilibre mental dont je tire le plus grand profit. Je tiens à rester pur, je refuse la vulgarité de l’Europe, avec calme, sans haine, mais sans concessions. »

Qu’eût-il dit du XXIe siècle ! Des habitudes en usage dans le Marais ! Ses références : le paganisme antique, la Grèce, l’Inde, l’Égypte, un vague Orient préservé des agressions du christianisme. « Tout me sera prétexte à m’éloigner de Jésus, à devenir obstinément païen » (Une adolescence…). C’est le christianisme qui a condamné l’amour des garçons (Domme…) Faisons ici une petite réserve sur la « philosophie » d’Augiéras. Il est à craindre que cette exaltation de l’homosexualité en tant que retour aux forces primordiales de l’univers, loin de la « raison » chrétienne, ne l’ait incliné à quelque indulgence envers les idéologies les plus condamnables. « La chute de Paris, la ligne de démarcation, les intellectuels réfugiés dans le sud, le néopaganisme germanique à l’horizon, la mise en veilleuse de la civilisation occidentale rationaliste, humaniste et chrétienne trouvent en moi des échos, et raniment un fond de sauvagerie dans mon sang » (Une adolescence…) Il est vrai qu’il ajoute que « le retour à la terre » prôné par le Maréchal pousse les imbéciles à « faire du Giono, du pétainisme et du provincialisme » et que lui, Augiéras, ne cherche à profiter de la répudiation de l’idéal chrétien que pour s’avancer « du côté des forêts et des sources ». Sa pensée reste pourtant équivoque : il dit que le « germanisme » l’a intéressé, « comme un retour aux forces cosmiques, solaires ; la vraie religion de l’Europe », jusqu’à ce qu’il eût découvert les crimes nazis, le racisme, l’antisémitisme. Le néopaganisme soviétique des jeunes pionniers lui a fait aussi illusion, avoue-t-il. Chanter et danser devant les feux, dans une fraternité sans âge, voilà ce qui selon Augiéras favorise l’amour des adolescents entre eux.

On le suit mieux, et il laisse une image de lui plus crédible, quand au lieu de se réclamer des théories juvénistes des feux de camp, il en appelle aux antiques civilisations orientales. « Quelle tentation que de se référer à l’Inde, à l’Égypte, à Sumer, quand on hait comme moi, à mort, l’art de Paris, le prestige de Paris, la sensibilité de Paris, et, pourquoi ne pas le dire franchement, la France. » Cette phrase tirée d’Une adolescence au temps du Maréchal nous donne peut-être la clef d’Augiéras et de ses contradictions au sujet de l’homosexualité. La France d’après-guerre (Une adolescence… date de 1967, une des années-charnières de la libération des mœurs) changeait d’époque : à la répression judéo-chrétienne de l’homosexualité commençait à succéder une permissivité dont il n’était pas difficile de deviner qu’elle gagnerait rapidement du terrain. Or, aux yeux d’Augiéras, la permissivité est aussi haïssable que la répression : si elle permet la satisfaction des désirs physiques, elle éteint les besoins de l’âme, elle encourage la facilité, la lâcheté, le renoncement à l’effort, tout ce qu’il stigmatise sous le nom de « décadence ». L’homosexualité, en régime de tolérance universalisée, n’est plus une aristocratie morale, mais un simple passe-temps, sans grandeur ni légitimité. Il faut donc rêver, pour retrouver cette chevalerie et la remettre en honneur, aux siècles révolus où l’amour des garçons était le signe d’un haute valeur intérieure et d’une liberté d’esprit exemplaire. Les Fils du Soleil appartiennent à une civilisation qui n’a que mépris pour le progrès social et ses fallacieux avantages. Augiéras, en fin de compte, tout en prenant librement son plaisir avec les jeunes garçons, n’a ressuscité rien de moins que le cérémonial et le faste de l’amour courtois.


Dominique FERNANDEZ



Texte publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Voir aussi

Source

  • « Une aristocratie morale » / Dominique Fernandez, in Europe, 84e année, n° 931-932, novembre-décembre 2006, Écrivains de Nouvelle-Zélande ; François Augiéras, Paris, Europe, 2006, p. 217-224.

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