Hervé (Maurice Balland) – II

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II




— Allons, Hervé Morin, ça ne va pas encore aujourd’hui ? Vous êtes resté la tête entre les mains durant toute la classe. Je ne sais pas ce que vous avez, depuis plus de quinze jours vous ne travaillez plus. Qu’en pensent vos parents ?

C’est le professeur de français qui s’adresse à Hervé après le cours tandis que les élèves sortent de la classe. Le garçon ne sait, ne veut même répondre.

« Qu’est-ce que ça peut lui foutre ! pense-t-il. Il n’y comprendra rien. Et puis, ça ne le regarde pas. Mes parents ? Ça non plus ! Et puis, s’ils s’occupaient davantage de moi… Après tout, eux aussi, ils ne comprendront pas… Et puis, merde ! »

La veille, il avait appris par Benoît pourquoi depuis trois semaines il ne voyait plus son ami. Tout cela, c’était la faute à ce copain en qui il mettait sa confiance et qui avait perdu la tête. Il a pensé à cela toute la nuit. « Ce Benoît, quel con ! » avait-il ruminé sans cesse, ne pouvant trouver le sommeil. Il s’était levé le matin sans être reposé. Fatigué, accablé, il était parti au collège sans aucun courage. La journée lui parut interminable. Les profs ne l’intéressaient plus. Sa tête lui faisait mal.

Hervé a le cœur gros et ne sait à qui ni comment confier sa peine. Il la traîne depuis plus de quinze jours. Tout lui semble vain, inutile maintenant. Son cœur est en ruine, tout comme la ville. Il ne voit pas comment reconstruire son bonheur disparu. Ce n’est pas l’environnement qui lui donnerait du courage. Il vient encore de passer une journée dans ce baraquement qui sert de salle de classe. Le collège technique Lavoisier où il poursuit ses études avait souffert des bombardements. Situé dans le quartier de la Gare, derrière la mairie et construit presque en même temps qu’elle, il avait été touché au cours du même raid aérien. De ses deux bâtiments parallèles, reliés en leur milieu par une galerie basse limitant deux cours, une de chaque côté, seul celui proche de la mairie avait été détruit. Après déblaiement, on avait élevé à la hâte une baraque provisoire sur la cour proche afin d’assurer la marche du collège. Mais, suivre la classe dans une situation si précaire manquait d’agrément à certains jours.

On était au mois de juin. La journée avait été belle, et même très chaude. L’air étouffant dans la baraque avait exaspéré le mal de tête d’Hervé. À cinq heures de l’après-midi, après sa sortie du collège, le garçon retourna à la maison. La maison ! Une baraque également, à l’autre extrémité de la ville, dans l’une des cités provisoires établies pour loger les sinistrés. Il n’a pas le courage de rentrer. Pas davantage il n’a envie de s’attarder pour discuter avec quelques copains. Il laisse filer les autres et prend la rue de la République qui mène vers la rue Grande. De là, il atteindra la Place d’Armes.

Parvenu à la rue Grande, il aborde un désert. C’est une désolation ! Voilà quinze ans que la guerre est terminée et rien encore n’a été reconstruit dans le périmètre de l’ancienne ville. On avait déblayé, puis tout était resté en l’état. L’immense espace est vide, on n’y distingue que les fondations des maisons formant comme des damiers séparés par les rues qui ont conservé leur tracé. L’herbe envahit tout. Des ronces et des épines croissent en buissons épars. On reconnaît les seuils des maisons et quelquefois des carrelages de couloirs d’entrée ou du sol des magasins. De-ci, de-là, des trous quand les planchers effondrés laissent apparaître des caves béantes. Les excavations en bordure de rues ont été clôturées de fil de fer afin d’empêcher d’y tomber, surtout la nuit car l’éclairage est alors quasi nul.

Hervé traverse comme à l’habitude ce décor dévasté. Aujourd’hui, il ne remarque aucunement les oiseaux voletant dans les buissons, ni les chats qui les épient. La désolation est en lui, et de regarder les pierres couvertes de mousse et de lichen ne l’intéresse plus. Pas plus d’ailleurs que de repérer comme il le fait parfois l’emplacement de sa maison natale. Pas davantage ne remarque-t-il les jeux fantasmagoriques du soleil dans ces ruines en fin d’après-midi.

Bien que peu pressé, il marche vite. Il doit en effet passer par les magasins pour prendre du pain et ramener du beurre. Il lui faut aussi trouver des crayons pour le dessin, il n’en a plus. Les magasins sont sur la Place d’Armes. Après déblaiement, on avait établi là, sur toute la surface de la place, des rangées parallèles de baraquements, sortes de suites de cases, chacune ayant été allouée à un commerçant sinistré dont la boutique avait disparu. Curieusement, les commerces de même genre se trouvaient regroupés. Ainsi, les boulangers étaient côte à côte, de même les épiciers, les charcutiers, marchands de vins, merciers, chemisiers, quincailliers, et ainsi de suite. On aurait dit des souks. La clientèle pouvait aisément comparer marchandises et prix, et il en résultait une âpre concurrence.

Hervé entre chez le boulanger où va habituellement sa mère, puis, à l’autre bout, il trouve le crémier qu’il connaît. Il arrive enfin au papetier-libraire pour ses crayons. S’attardant dans la boutique, il commence à feuilleter quelques magazines. Ainsi fait-il chaque fois qu’il traîne là. Mais, pour l’heure, son esprit n’y est pas et il ne peut fixer son attention. Laissant les journaux en plan, il sort. Devant l’épicier l’idée lui vient d’acheter quelques caramels. Il entre, puis ressort aussitôt. À quoi bon ? Jusqu’à présent, s’il lui prenait la fantaisie de se payer des bonbons, ce n’était pas uniquement pour sa propre satisfaction, il en donnait à son ami quand il allait lui faire visite au retour de l’école car, souvent, il s’arrêtait pour lui dire bonjour.

Aujourd’hui, cela n’a plus de sens. Hervé se sent mal à l’aise. Le cœur lui tourne. Il y a trop de gens sur la place. Les rues avoisinantes, parmi les ruines, sont quasi désertes. On n’y fait que passer sans s’attarder. Par contraste, la place est grouillante de monde à cause de toutes ses boutiques. Aux extrémités, des baraques plus spacieuses abritent les grands magasins, entre autres Les Dames de France. Des vitrines y ont été aménagées où s’étalent des articles divers en rapport avec la saison. Présentement, à l’approche des vacances, on peut voir des articles de voyage, camping, sports, qui incitent à l’évasion. Hervé jette un coup d’œil. Il a le cœur serré. Les vacances !

« À quoi bon ! pense-t-il. Cette année, bien sûr, j’irai chez grand-mère, mais ce ne sera plus pareil. L’an passé, ça avait été super ! Je m’en souviendrai toujours. C’est fini. Ça ne me dit plus rien de retourner à La Varenne. Pourtant, il le faudra bien, mes parents y comptent, ça les arrange… Et puis, merde ! Tant pis ! »

Hervé quitte la place et s’engage à gauche, après l’Hôtel des Forges, dans la rue Colbert qui longe la manufacture et conduit vers l’extrémité de la ville où demeurent ses parents. Bien que gravement endommagé, mais réparable, l’Hôtel des Forges a retrouvé son éclat d’autrefois. En revanche, la manufacture présente encore de nombreuses blessures qui cependant ne l’ont pas empêchée de reprendre ses activités après la Libération. Dans ce secteur, il subsiste de nombreuses ruines car la reconstruction n’a pas encore démarré, comme d’ailleurs dans toute la vieille ville !

Plus loin, Hervé débouche dans un quartier moins ancien, extension de la ville au début de ce siècle. Plus éloigné du centre et des forges, il souffrit moins des bombes. De-ci, de-là, des immeubles avaient disparu. On devinait leur emplacement et leur hauteur aux vestiges laissés sur les murs de refend des maisons voisines : traces de planchers, cheminées éventrées suspendues en l’air !

À mi-parcours de la rue Colbert, Hervé s’arrête. Va-t-il continuer tout droit, ou fera-t-il un détour comme il en avait l’habitude ? L’habitude ! Il l’a eue, en effet, cette habitude mais, maintenant, ce n’est plus nécessaire puisqu’il n’y a plus personne. Il hésite :

« Bah ! se dit-il. Ça ne servira à rien. Mais je veux voir quand même, comme s’il était encore là… Pour ne pas l’oublier. Pourquoi donc ne m’écrit-il pas ? On m’a dit qu’il ne le pouvait pas. Ça m’étonne. Serait-ce plutôt parce qu’on ne le lui permet pas ? Et puis, je ne sais même pas où il est, je n’ai aucune adresse où lui envoyer un mot… Et puis, merde ! »

Il tourne à droite par la rue de la Victoire et suit le mur qui la longe sur la gauche de la voie. À une cinquantaine de pas s’ouvre un portail. Il s’arrête, s’appuie sur l’un des pilastres. En face de lui, protégé par le mur du regard des passants, s’élève le bâtiment de la communauté des pères. Totalement rasé par les bombes, il a été reconstruit…

Comme jamais auparavant, Hervé regarde la façade neuve. Jusqu’à présent, il n’avait trouvé le loisir de l’examiner tant il avait hâte d’entrer. Aujourd’hui, il est là, devant elle, et il scrute comme s’il voulait voir au travers le visage de son ami. Les murs, neufs pourtant, lui paraissent déjà marqués par le temps. Des crevasses se forment en certains endroits et le crépi s’écaille. La reconstruction a été trop rapide, les matériaux supportent mal les intempéries ! Ce que le garçon remarque pour la première fois, et il en éprouve un malaise.

La bâtisse lui paraît désormais sans valeur. D’ailleurs, elle ne vaut plus rien pour lui, puisque son ami n’est plus là. La ville a été ruinée, ce que l’on a déjà reconstruit ne tient pas et prend rapidement une allure décrépite. On a beau faire, tout redevient ruines ! Le cœur d’Hervé est également en ruine. Le garçon avait connu des jours heureux, du soleil en tout son être. Pour lui s’était construite une belle amitié qu’il avait voulue. On avait parfaitement répondu aux élans de son âme, aux désirs de son corps. Et puis voilà, crac, tout avait été détruit !

« Ce Benoît, se répète encore Hervé, quel con ! Si j’avais pu deviner, jamais je ne les aurais fait se rencontrer, lui et mon ami ! Et puis, merde ! »

Il regarde encore une fois le couvent, la porte par où il entrait pour voir son ami, puis revient sur ses pas pour reprendre à nouveau la rue Colbert et aller chez lui. Il avait encore au moins dix minutes de trajet pour franchir la zone construite et parvenir à la cité de baraques. Tenant son cartable, le pain sous le bras, il avance sans hâte, non pas tant pour jouir du soleil en cette fin d’après-midi ou de la liberté, que pour ne pas arriver trop tôt à la maison. N’ayant aucune envie de discuter avec sa sœur, il préfère abréger la soirée puis se mettre au lit. Il désire dormir, oublier.

Indifférent au paysage, remarquant à peine les passants qu’il croise, perdu dans ses réflexions, il atteint la rangée de peupliers derrière laquelle s’étend la cité et qui lui ont donné son nom. Il demeure non loin de la route. Passées quatre ou cinq baraques, il sera chez lui.

Arrivé devant la porte, au moment de la pousser, il éprouve une étrange impression. Il perçoit la voix de son père, ce qui n’est pas normal. Habituellement celui-ci rentre plus tard de son travail. Hervé remarque aussi la voix pointue de sa sœur, Françoise. Une dispute entre elle et son père ? Cela était fréquent depuis quelque temps. Pourtant d’ordinaire, ce n’est pas avec son père que Françoise s’entend mal, mais avec sa mère. Le garçon a un pressentiment. Il se passe quelque chose dont il lui paraît ne pas être la cause. Au fait, il n’y a pas la voix de sa mère. Elle n’est donc pas là !

« Vrai ? pense Hervé, c’est enfin arrivé ! Qu’est-ce qu’on va devenir ? »

Il tend la main vers la poignée de la porte, puis se ravise. N’éprouvant aucune envie de se trouver devant la triste réalité et de se voir mêlé à la dispute, il s’assied sur le seuil, pose à terre son cartable et met le pain dessus. Les coudes sur les genoux, la tête prise entre ses mains, désemparé, au bord des larmes, ne prêtant plus attention aux éclats de voix, il laisse des images du passé défiler dans sa mémoire.


Et se déroule le film où furent fixés tant de merveilleux moments vécus avec son ami. Voici d’abord les premiers instants, il y a trois ans, lorsqu’il le rencontra pour la première fois.



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